La mémoire de l’horreur et sa transmission, actes du colloque du GEPG du 7 mars 1998, à Grenoble
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Nous voudrions partager avec vous le fruit de trois ans de réflexion sur la Shoah et les traumatismes. Notre groupe a commencé à se réunir à partir d’une intervention de l’un d’entre nous lors d’un colloque (non publié, Ariella COHEN : « Non Lieu de la Mémoire », conférence dans le cadre de la commémoration organisée par le cercle Bernard Lazare : « Le huit mai 1945, une victoire inachevée…? », Grenoble, 31 mai 1995) à propos du livre de Jacques Hassoun : « Non Lieu de la Mémoire » (Jacques HASSOUN : « Non Lieu de la Mémoire », Paris Bibliophane, 1990). Ce livre ainsi que le cas clinique qui l’accompagnait, d’une analysante de deuxième génération des rescapés, ont suscité un vif intérêt parmi les participants, qui se sont réunis depuis régulièrement pour réfléchir aux questions soulevées par la Shoah.
Dans nos premières rencontres la parole était malaisée. Chacun se demandait dans son for intérieur si, ne l’ayant pas vécu, il avait le droit de parler de la Shoah. Mais la recrudescence de génocides dans différents points du monde rend urgente la tentative de comprendre et d’en prévenir la répétition. L’angle de vue de chacun, partant de sa sensibilité personnelle et professionnelle est une contribution dans ce sens. Mais comment en parler sans offusquer les survivants en donnant une signification, une interprétation qui leur seraient étrangers ? Comment nommer un anéantissement inouï sans noyer sous le flot de paroles le vide de l’incompréhensible ?
C’est ainsi que nous avons pris comme support différents témoignages et réflexions : Les poésies Yiddish de l’anéantissement, telles celles traduites par Rachel Ertel dans son livre : Dans la Langue de Personne, puis le livre de Jean-Jacques Moscovitz D’où viennent les parents ?, et les livres de Hannah Arendt La Nature Du Totalitarisme et Eichman à Jérusalem. Essai sur la banalité du mal. Nous avons lu aussi l’Homme Moïse et la religion Monothéiste de Freud et son commentaire par Yerushalmi Le Moïse de Freud. Puis La Psychologie des Masses de Freud nous a fait réfléchir sur la fascination des masses pour un leader et leur empressement à commettre des actes en désaccord avec leur conscience.
Plus tard nous avons lu « Penser Auschwitz » – les actes de colloque des intellectuels juifs, en essayant surtout de comprendre la pensée, très controversée, de divers courants religieux dans le judaïsme.
Il y a un an, nous avons fait connaissance avec Binjamin Wilkomirsky, venu à Grenoble sur l’invitation du Cercle Bernard Lazar, et avons été bouleversés par son témoignage. Nous avons discuté de son livre Fragments. Une Enfance 1939-1945 et de son article sur la question de L’identité des enfants de la Shoah : coopération interdisciplinaire entre le psychothérapeute et l’historien.
Imprégnés de cette réflexion commune, chacun de nous a porté son regard, et son écoute, sur des témoignages aux expressions diverses : récits, poèmes, œuvres picturales. A notre tour, nous en témoignons devant vous.
Nous avons aussi voulu rencontrer ici avec vous les deux écrivains qui nous ont beaucoup interpellés : Jean-Jacques Moscovitz et Binjamin Wilkomirsky . Ils nous ont fait une très grande amitié en se déplaçant à Grenoble, merci à tous les deux et merci à vous tous.
Peu après le colloque un scandale a éclaté autour de Binjamin Wilkomirski auteur de « Fragments, une enfance,1939-1948 » , l’accusant d’ « imposture » : Cet ouvrage se voulait être un récit témoignant d’une période de l’enfance passée dans un camp d’extermination entre environ quatre et six ans, ainsi que quelques années qui ont suivi et qui furent marquées par des souffrances liées à cette expérience. A partir de bribes d’images floues, il tentait de reconstruire son identité, celle d’un enfant juif, qui aurait été tue ultérieurement par ses parents adoptifs.
Or, une année après la publication du livre, un journaliste révélait la « vraie » identité de l’auteur : ce serait un enfant suisse qui n’avait pas pu vivre la Shoah. Les journaux, en criant à l’« imposture », mettaient en avant le danger de la récupération de ce genre d’affaire par les révisionnistes et les négationnistes.
Pour nous, les psychanalystes, qui nous intéressons à la « vérité psychique », il serait nécessaire de se pencher plus à fond, à l’instar de Elena Lappin (1999) et Sidney Cohen (1998) sur la motivation inconsciente de B.W. de se construire une histoire d’enfant de la Shoah.
Nous pouvons concevoir que Wilkomirski, qui a eu une enfance douloureuse (issu d’une famille suisse exploitée et humiliée, puis adopté par une famille qu’il vécut comme rigide et peu réceptive à ses souffrances), a cherché à mettre des mots sur son mal profond. Pour ce faire, il s’est emparé de l’histoire du peuple juif, reconnue culturellement pour ses persécutions et humiliations, cela afin de donner une expression à ses souvenirs confus.
Il était poussé ainsi par les impressions obscures et indicibles de son enfance à construire sa métaphore personnelle dans « Fragments … », qui est d’ailleurs un ouvrage poignant et bouleversant. Cet ouvrage serait à classer dans les fictions et non plus dans les biographies.
D’ailleurs il n’en était pas complètement dupe et peut-être que s’il l’avait écrit actuellement, à une époque où la fiction autour de la Shoah s’autorise beaucoup plus, il l’aurait fait plus facilement qu’il y a dix ans quand les témoignages directs prédominaient dans la littérature sur la Shoah.
——————– BIBLIOGRAPHIE ——————–
• ARENDT Hannah, Eichmann à Jérusalem, Essai sur la Banalité du Mal, Gallimard, 1963.
• ERTEL Rachel, Dans la Langue de Personne, Seuil, 1993.
• COHEN Sidney, Questions autour de la rencontre avec Binjamin Wilkomirski, Actes du colloque « La mémoire de l’horreur et sa transmission après Auschwitz », Groupe d’Etudes Psychanalytiques de Grenoble, Grenoble, 1998.
• FREUD Sigmund, L’Homme Moïse et la Religion Monothéiste, Gallimard, 1986.
• FREUD Sigmund, L’Homme Moïse et la Religion Monothéiste, Gallimard, 1986. La Nature du Totalitarisme, Payot, 1990. Psychologie des Foules et Analyse du moi, in Essais de Psychanalyse, Payot 1990.
• LAPPIN Elena, L’homme qui avait deux têtes, Le Seuil, 2000
• MOSCOVITZ Jean-Jacques, D’où Viennent les Parents ?, Armand Colin, 1991.
• TRIGANO Schmuel (éditeur), « Penser Auschwitz », actes du colloque Pardes, n°9-10 CERF, 1989.
• WILKOMIRSKY Binjamin et BERNSTEIN Elitsur, L’Identité des Enfants de la Shoah : Coopération Interdisciplinaire entre le Psychothérapeute et l’Historien, inédits, Colloque International Multidisciplinaire au sujet de l’Holocauste. Jérusalem, Israël, déc 1996/janv. 1997.
• WILKOMIRSKY Binjamin, Fragments. Une Enfance 1939-1945, Calman-Levy, 1997.
• YERUSHALMI Yosef Haim, Le Moïse de Freud, Gallimard, 1991.