« Quelle est l’oreille qui entend encore ce que les lèvres n’énoncent pas ? »

Poésie de l’anéantissement.

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Dans les premières rencontres de notre groupe de réflexion sur la Shoah, il y eut un malaise profond pour en parler : en avions-nous le droit, nous qui ne l’avons pas vécue, installés confortablement autour d’une table ? Et si oui, – pour comprendre et éviter d’autres anéantissements – comment en parler sans trahir les victimes, sans réduire sa portée, sans banaliser par le fait même de mettre des mots connus sur un cataclysme inouï ?

J’ai proposé alors de faire un détour par la poésie de la Shoah, où des questions semblables se sont posées. Rachel Ertel, historienne, en parle dans la préface du recueil de poèmes yiddish de l’anéantissement : « Dans la langue de personne » (Rachel Ertel « Dans la langue de personne » Editions Seuil, 1993. Les citations, sauf mention contraire, sont tirées de ce livre).

Est-ce que l’art, la poésie, ont la qualité de parler des événements dont le caractère unique et monstrueux leur semble interdire l’accès à la représentation ? Est-ce que le réel débordant de toutes parts le symbolique lui devient en quelque sorte tabou ? Et une autre interrogation : la poésie par sa fonction cathartique et de sublimation ne se rend-elle pas « complice de la même barbarie », condamnée « au cynisme », comme le craint Adorno, qui a déclaré : « nulle poésie n’est possible après Auschwitz ». A ce sentiment, nombreux sont ceux qui opposent l’existence et la prégnance même de la parole poétique, car c’est essentiellement par la poésie que les victimes et les rescapés du « yiddishland » ont répondu à l’extermination nazie (p.10).

Mais Adorno lui-même nuance ses propos en disant : « l’excès de souffrance ne tolère pas l’oubli » et les artistes se sont attelés, pour sortir de ce conflit, à lutter de diverses manières contre la dérive rédemptrice, réconciliatrice, lénifiante, de l’esthétique.

Une voie est représentée par Primo Levi qui a choisi de témoigner dans un langage transparent tentant de cerner au plus près une expérience dont il connaissait l’incommunicabilité. Il critique (mais Primo Levi a utilisé aussi le langage de la poésie dans un recueil qui vient seulement d’être traduit en français et qui est d’une violence émotionnelle et métaphorique très grande) l’hermétisme de Paul Celan qui représente la deuxième voie, qui pensait, lui, que pour dire un monde de chaos, – un monde sans raison, disloqué – la « transparence du langage » devait passer par la dislocation, l’obscurité, devait inscrire l’incompréhension, la stupeur, les ténèbres au cœur du langage même (p.12). C’est l’enjeu de la vérité. Non de la réalité. La parole, étant impuissante à dire la réalité de cet événement, est amenée, pour atteindre la vérité, à taire ce qui n’est pas dicible, tout en le signifiant.

Si « la métaphore conjure l’innommé de la chose, en sorte que l’innommable reste présent à l’esprit en même temps que le nom métaphorique autorise l’identification de la chose » (Laurent Jenny cité p13), alors, la parole poétique est peut-être la seule qui permette de dire et de préserver le silence : « Quelle est l’oreille qui entend encore ce que les lèvres n’énoncent pas ? » L.Aichenraud (1964).

Sinon celle du poète ? Et du psychanalyste, peut-être. Donc, il y a une poésie après Auschwitz, mais complètement différente. Elle ne peut plus puiser dans le réservoir des mythes et des figures de désastres où puisaient les poètes des siècles derniers pour mettre en mots les persécutions, qui ne manquaient pas alors non plus : l’histoire juive est cette trame d’élévation vers Dieu, constamment déchirée par la contestation et la chute, mais après l’expiation une restauration de l’humanité est possible. Pour exemple : le déluge et la nouvelle alliance, l’esclavage en Egypte et l’exode, le bris des Tables de la Loi et le nouveau don, etc…, où Job le bienheureux que Dieu met à l’épreuve, qui conteste Dieu mais qui se réconcilie avec lui. Ces métaphores traditionnelles ne conviennent plus pour donner un sens à Auschwitz, comme l’exprime Aaron Zeitlin dans « Cendres d’Israël » (p.185) :
Si Jérémie était maintenant assis sur les cendres d’Israël
Il n’aurait pas poussé ses lamentations.
Et n’aurait pas lavé les ruines de ses pleurs.
Ouvrir la source de ses larmes n’aurait pu
Même Dieu. A l’unisson des millions
Du peuple calciné il se serait tu.
Maintenant même le cri est mensonge,
Même les larmes ne sont que littérature
Même la prière ment.

L’écriture de désastre des poètes yiddish pour exprimer le déchaînement des violences lors de la 1ère guerre mondiale et la révolution russe – écriture très crue, décrivant la puanteur, la dégradation des corps grouillants de vermine – ne convenait pas non plus. Car il s’agissait de déchaînement des passions humaines et Dieu continuait à être présent après son « voilement de face ». Puis, sur les décombres du monde passé, se bâtissaient la pensée des structuralistes et l’art des constructivistes.

Ainsi, la poésie de Peretz Markish, une des voix les plus puissantes qui ait fulminé contre les bourreaux et les victimes, contre Dieu et le cosmos après la première guerre : dans « Le monceau », il ne trouve plus d’interlocuteur digne de ses anathèmes et ne peut même plus blasphémer contre Dieu ou contre son absence. Son immense épopée de l’anéantissement : « La guerre », déverse un torrent de mille cinq cents strophes de malédictions aux bourreaux ; c’est à la fois une commémoration et une inscription pour les morts :
« Et quand […] sont brisés le violon, la contrebasse »
Et […] tués sur le chemin les musiciens
Le contrebassiste la nuit prend son corps pour contrebasse
Et joue la marche nuptiale pour une ville égorgée » (p.65)

Le poète ne peut que laisser entendre « l’évidement », l’angoisse sourde sans image, l’abandon, la disparition :

Dans le désert
Du silence
On enterre
Les mots.
Les soleils noirs
Des regards
Tournent froids
Autour du sang.
Abandonné
On est par la solitude
Même.

Les vents
De l’oubli
Eteignent
Les noms ;
Toute
Naissance
A
Le visage
Des décombres.

Aichenraud (p.148)
[Dos Broït Fun Tzaar (le pain de la douleur)]

Le poète doit parvenir à dire les hommes transformés en « figuren », en matière première pour une inintelligible industrie de la mort. Ce qui est nommé est littéral : les corps « desséchés, moulinés », «les savonnettes et la poudre », les abat-jour en peau. La parole doit chercher les mots, disparus à la lettre, dans les pierres, le sable, les fleurs, les marécages au fond des mers et des terres où ils ont été engloutis. Ainsi Céline Zins :

Une trace, rien qu’une trace première
Ineffaçable trace
Trace de l’ineffaçable
Lieux effacés
Visages effacés
Mémoires brûlantes
Trace au fer rouge incrustée dans la chair du temps
Un temps qui sans fin relit la trace de l’ineffaçable
Dans l’illisible livre des traces.

…ou encore Aaron Zeitlin dans « Prières d’Aaron » (p.180) :

Comment puis-je vivre ? Ton monde est devenu souillure.
Comment puis-je mourir ? La mort
N’est que prologue à la vie.
Invente-moi quelque chose
Hors la vie dans la mort et la mort dans la vie
Pour m’y déposer
Et m’enfermer à clef.

Le poète doit s’évider de lui-même et devenir la voix des morts. Il devient la fosse commune dans laquelle le peuple assassiné a été jeté:
En moi le temps a déposé un charnier
Et dans mon sang a creusé une fosse commune –
Et quand vient parfois le sourire
Il vient tortueux tel un bâton noueux
Et je retiens mon rire
Pour ne pas éveiller les cadavres en moi.
(p.16, Mordhè Strigler)

Le poète de l’anéantissement est condamné à ce « cri sans voix » dont parle Katzenelson dans son « chant du peuple juif assassiné ». La poétique du cri ne peut se déployer que dans une relation duelle. Les catégories philosophiques de Buber, et le «stade du miroir » de Lacan, se rejoignent pour montrer que le « je » et le « tu » sont constitutifs l’un de l’autre. Le cri suppose un « je » pour l’émettre et un « tu » pour le recevoir, corrélatifs et solidaires. Pour les poètes de l’anéantissement, le « je » et le « tu », sujet et interlocuteur, sont voués à la disparition ou déjà abolis.

Pourtant le cri est poussé, même si le poète se fait violence pour s’arracher du mutisme. Et au paroxysme de ce cri, le « je » et le « tu » fusionnent dans l’indistinction, « l’entre-deux ». Le cri atteint alors à l’impersonnel qui est, peut-être, cette dimension autre introduite par la poésie de l’anéantissement. Un soliloque dialogique au cœur duquel se trouve la conscience qu’il n’y a pas de répondant, pas de résonance, pas de véritable autre, rien que l’absence et le vide. (p108)

Ainsi, Katzenelson, pris entre la nécessité de témoigner et l’envie de sombrer dans le mutisme s’adresse à son peuple pour qu’il crie à travers sa gorge :

« Je veux entendre un hurlement, un cri de douleur, une clameur,
Crie, peuple juif assassiné, crie, pousse ton cri ! » (p.102)

La langue elle-même porte la marque de l’effondrement du monde et est maudite par le poète :

Au commencement était la Parole
Et maintenant est la fin de la Parole.
Maudite sois-tu parole
Qui devais être consolation et réconfort
Car tu n’es qu’un serpent de fiel dans le champ de notre âme.
I.Katzenelson

Dieu et les hommes, tous deux ont perdu la parole (p.121) :

Ainsi Dieu agitait ses mains en signes muets
Et je cherchai en moi un mot de feu.
Le trouvai et voulus à ses lèvres le porter
Soudain – mon mot est frappé de mutité.
H.Leivik

Nelly Sachs donne expression de cette chute de la langue où le mot « n’est plus mot » :
O – A – O – A
Berçante mer de voyelles
Les mots ont tous sombré

Consonnes et voyelles
Crient dans toutes les langues
Au secours (p.136)

Et quand la métaphore et la réalité se recoupent de si près, la folie rôde (p.117) :

La nuit longue et noire est en feu.
Ma tête sur un oreiller dévoré par le feu.
J’inspire et j’expire mon souffle de feu
Par les trous des fenêtres et des portes en feu.
Ma main s’étend et fait des signes dans le feu
Ecrit dans le feu avec du feu sur du feu.
H.Leivik

La poésie ne peut s’en sortir qu’en exprimant cette contradiction intérieure, l’harmonie du monde et le chaos introduit par le génocide. Chaque poète et sa tentative : l’un utilisera la forme, fragmentation de mot, rythme gai de la comptine avec un contenu d’horreur ; un autre utilisera des procédés littéraires, l’oxymore surtout, cette fusion des contraires transcendés et dont la vocation est de reconstituer l’unité, sans occulter la déchirure.

Je n’avais jamais vu une clarté aussi noire,
Une réalité aussi irréelle
L’aurore d’une telle nuit. Aaron Zeitlin, page 182

Quelques poètes peuvent même parler de la rédemption – pas une rédemption divine certes, mais à travers la poésie. C’est dans l’écriture que le silence viendra se résoudre en paroles, que le symbolique pourra faire bord à l’horreur du réel et les nouer tous les deux à l’imaginaire. C’est elle qui permettra non pas d’oublier ou de refouler, mais de faire le deuil des disparus.

Paul Celan donne l’expression la plus poignante à ce processus de deuil dans sa poésie qui semble hermétique au premier abord mais qui, en effet, parle avec des mots simples et rigoureux qui se joignent entre eux pour créer des expressions polysémiques. Métaphores ainsi créées livrent leurs secrets à qui sait les lire. Il a une manière bien à lui d’éviter le piège d’esthétisme et de distance, dérive toujours possible d’une œuvre d’art. Voilà son poème STRETTE (Paul Celan : Strette et autres poèmes. Mercures de France, 1990, P .25 Voir la définition dans l’annexe) que je lirai avec vous en m’aidant du commentaire de Peter Szondi (Peter Szondi : Lecture de Strette. Essai sur la poésie de Paul Celan in : Critique, mai 1971, p.387-420)

Dé –
Porté dans
L’étendue
A la trace sans faille.

Ces vers incompréhensibles font que le lecteur dès le début est « déporté » dans un endroit étrange et étranger et saisit d’emblée que ce n’est pas simplement que le poète nous adresse la parole, ni même qu’on est concerné, mais qu’on est déplacé à l’intérieur du texte de telle façon qu’il n’est plus possible de distinguer entre celui qui lit et ce qu’il lit.

La suite de la poésie dira quelle est cette « étendue à la trace sans faille » où le lecteur se trouve déporté :

Herbe, écrite : désassemblée. Les pierres, blanches,
Et l’ombre des tiges :

L’herbe est une lettre et le paysage est un écrit – ainsi le lecteur se trouve déporté dans un paysage – texte, où le blanc des pierres, (qui nous rappelle aussi des pierres tombales ou des corps gelés), est le blanc de la page entrecoupé seulement par les tiges lettres, ou plus exactement par l’ombre qu’elles y jettent. Ce paysage – texte est une étendue funeste et funèbre où règnent les morts et leur mémoire.
Cette ambiguïté de l’étendue qui est à la fois texte et scène reçoit encore une troisième dimension par la suite :

Ne lis plus – regarde !
Ne regarde plus – avance !

Le premier ordre, substituant le regard à la lecture, semble vouloir dépasser la textualité du paysage, le considérer en tant que tel. Mais le second ordre, contredisant le premier, substitue le mouvement au regard. Est-ce à dire que le texte qu’on lit, et le tableau qu’on regarde, doivent céder la place à la réalité, qui permet au lecteur – spectateur d’« avancer » ? Oui et non. Car la réalité dont il s’agit ici n’est pas la réalité extérieure que la poésie représenterait mais c’est la poésie elle-même qui devient la réalité, réalité poétique, bien entendu.

Ainsi, Celan respecte la réalité de la mort : loin de prétendre en donner un tableau poétique et esthétisant, la poésie devient elle-même la réalité des camps d ‘extermination, ce « champ noirâtre » de la strophe suivante :

Avance, ton heure
N’a nulle sœur, tu es –
Es de retour. Une roue, lentement,
Tourne par elle-même, les rais
Grimpent,
Grimpent sur un champ noirâtre, la nuit
N’a besoin de nulle étoile, nulle part
N’est souci de toi.

Le lecteur, comme l’écrivain, a cessé d’être lui-même encore plus radicalement qu’au début du poème, en devenant la roue qui grimpe dans le texte par le mouvement de ses rayons. Mais cette avancée est en même temps le retour : « tu es – es de retour ». Nous apprenons qu’être, c’est être de retour, que l’existence n’est atteinte que quand on est revenu (à ses origines ? à sa mère ? à ce souvenir ineffaçable qui était pour Celan la mort de sa mère dans un camp de concentration ?). L’existence véritable se confond avec la non-existence ou, plus exactement, n’est existence que si elle se fait mémoire de la non-existence.

De la même manière, la mémoire devient l’essence, le fondement même du « parler » du poète. Szondi nous fait comprendre maintenant autrement les paroles d’Adorno citées au début : « après Auschwitz on ne peut plus écrire des poèmes », « après Auschwitz l’on ne peut faire de poésie qu’en vertu d’Auschwitz ». Ceci rejoint ce que dit J.J. Moscovitz (J.J.Moscovitz : D’où viennent les parents ? Essai sur la mémoire brisée, Armand Colin, 1991) sur la nécessité de parler d’Auschwitz pour qu’une symbolisation dans le présent soit possible.

La parole créatrice n’est donc pas la parole mystérieuse dont il est dit au début du poème qu’elle « vint/vint à travers la nuit, /voulut luire, voulut luire. » Elle est celle qu’ont proférée les juifs déportés au moment de leur mort – la prière « Hosanna » – et dont les « sillons » redeviennent « visibles » à la fin du poème.

Visibles, à
Nouveau : les
Sillons les
Chœurs, autrefois, les
Psaumes. Ho, Ho –
Sanna.
(On sait que les déportés, souvent, au moment du dernier supplice, se mettaient à chanter les psaumes. « Hosanna » signifie en hébreu : « sauvez je vous prie ». Ceux qui chantent cette prière dépassent par elle le domaine de leur supplice)

Ce sont ces mots prononcés par les victimes qui sont gravés dans la mémoire de l’humanité, et qui constituent « la trace sans faille » du début. Mais ce qui fait de cette mémoire une nécessité poétique, c’est qu’elle atteste la force créatrice du verbe, c’est-à-dire l’origine verbale de la réalité – de celle, du moins qui importe.

Ainsi, l’évocation de l’anéantissement n’est pas seulement la fin de la poésie, de Celan et des autres poètes de l’anéantissement, mais aussi sa condition.

—————————– ANNEXE —————————–
Strette : vient de « strictus » qui veut dire « étroit », comme un passage étroit et angoissant qui se resserre. En musique, on appelle « strette » la partie d’une fugue, dans laquelle on ne rencontre plus que des fragments du sujet qui se suivent et se répètent à un rythme rapide, ce qui les rend presque simultanés.

C’est ainsi qu’est structuré « Strette » dans la succession de ses strophes, chacune représentant différentes voix : comme une structure musicale (et non discursive) : c’est comme une œuvre musicale qu’il faut lire ses répétitions et ses contradictions. Il faut la « lire » et non l’« interpréter », ce qui serait expliquer, chercher du sens. Szondi, lui, cherche « la fonction » du mot, des moyens syntaxiques, prosodiques ou orthographiques plutôt que leur sens (p.400 Binjamin Wilkomirski : Fragments-Une Enfance 1939-1945, Calman-Levy, 1997). Pour reprendre les termes lacaniens : il cherche l’énonciation derrière l’énoncé.

Le titre du poème renvoie à la fois au contenu – ce passage étranglé qu’était l’extermination – et aux « fragments » qui en sont restés dans la mémoire (comme « Fragments -Une Enfance 1939-1945 » de B.Wilkomirski) – ainsi qu’à la forme musicale que prend le poème pour l’évoquer.

Les neuf parties du poème, le plus long de Celan, sont rapprochées les unes des autres par les « rappels » : les derniers mots d’une partie sont repris au début de la partie suivante – une manière de relier les fragments brisés, sans arriver à les recoller.

La langue allemande : l’Allemand était la langue maternelle du poète, la seule chose qui lui soit restée « au milieu de tant de pertes » mais elle était aussi la langue des bourreaux. Dans un poème très intime où il parle de la mort de sa mère et de la langue allemande, il demande à sa mère : « maman, là où tu étais tuée, quelle fleur te faisait mal avec son nom ? » Et la mère répond : « Wolfsbohn et pas Lupin ». La mère a choisi le nom plus rare de racine allemande à la place du nom habituel de racine latine. C’est quelque chose de profondément allemand, ancré dans la langue allemande qui a tué sa mère. Et le fils se reproche d’être allé en Allemagne avec les mots de sa mère mais il explique aussi que les Allemands n’auraient pas pu écrire des poèmes si lui n’avait pas adressé des lettres – poèmes en allemand à sa mère (Poème traduit en hébreu que je n’ai pas trouvé en français ; Haaretz 1997 (traduction libre)).

Dans le discours de Brême il dit (Paul Celan : Poèmes. Edition Unes 1958): « Accessible, proche, sauvegardée au milieu de tant de pertes, ne demeure que ceci : la langue. Elle, la langue, fut sauvegardée, oui, malgré tout. Mais elle dut traverser son propre manque de réponses, dut traverser un mutisme effroyable, traverser les mille ténèbres des discours meurtriers. Elle traversa et ne trouva pas de mots pour ce qui se passait, mais elle traversa ce passage et put enfin resurgir au jour ; enrichie de tout cela. Dans ces années et les années qui suivirent, j’ai tenté d’écrire des poèmes dans cette langue : pour parler, pour m’orienter pour m’enquérir du lieu où je me trouvais et du lieu vers lequel j’étais entraîné, pour m’esquisser une réalité. »

Ce que je comprends de ces paroles est que la langue elle-même n’est ni bonne ni mauvaise : elle est sortie de l’épreuve du nazisme enrichie de cette expérience meurtrière. Et c’est à travers cette langue qui a traversé l’horreur de la réalité, que le poète peut essayer de comprendre ce qui s’est passé et lui donner une expression là où cette langue était restée « mutique », « ne trouva pas de mots ». Ainsi, il sauve sa propre réalité en sauvant la langue allemande que les nazis ont dévoyée, pervertie. Car, dans la langue nazie, la métaphore s’est figée en ne renvoyant qu’à un seul signifié et en occultant son sens véritable (par exemple « solution finale » pour occulter la mort). Celan, dans son écriture hermétique, régénère la métaphore qui renvoie à nouveau à une chaîne infinie de sens en redonnant une vie nouvelle à la langue figée dans un sens unique et donc mensongère.

Edmond Jabès, dans « La mémoire des mots » écrivait (Edmond JABES : La mémoire des mots, comment je lis Paul Celan. Edition Fourbis) :
« Pour Celan, la langue allemande, si elle est bien la langue de sa fierté, elle est aussi celle de son humiliation. N’est-ce pas avec les mots de son allégeance qu’on avait tenté de l’arracher à lui-même, et de l’abandonner à la solitude et à l’errance, faute d’avoir pu le livrer tout de suite à la mort.»