Intervention proposée lors du séminaire sur « l’éthique de la psychanalyse » de l’Inter-Associatif Européen de Psychanalyse d’octobre 2014 à Paris.
Depuis la nuit d’un temps révolu, et celle d’une faute inexpiable, l’Antigone de Sophocle promène sa voix et son énigme, invitant chaque lecteur à la dire de nouveau, à sa manière. Anouilh et Brecht ont campé sa silhouette térébrante sur les traces du nazisme ; quinze ans plus tard, Lacan reprend Antigone pour déployer son propos sur l’éthique de la psychanalyse. Aujourd’hui, parce que par sa singularité la psychanalyse est menacée de destruction et ne parvient à se dissoudre dans un consensus social, nous retrouvons Antigone à nos côtés. En quelques traits, voilà cette jeune femme qui nous parle parce qu’elle ne peut faire autrement que résister : à son murmure têtu l’on comprend que ça lui échappe, que cette résistance, c’est plus fort qu’elle, avant que d’être plus fort que l’autocrate. C’est une femme qui résiste déraisonnablement à l’ordre établi ; certes, sous nos cieux, ça semble être entré dans les mœurs de résister – l’anti-x ou y, c’est tendance, bobo – ce qui rend toute résistance suspecte de dandysme, mais notre Antigone est anachronique, ou disons qu’Autre, elle ignore le temps et sa corruption, et à l’époque de ses autres écritures, sa résistance devait avoir quelque chose de nettement plus dérangeant et tragique, d’une transgression aux franges de l’abjection, une sale gueule à la mesure de l’inceste qui fait le lit d’un autre volet de la trilogie familiale de Sophocle, la tragédie d’Œdipe. Car chez les Labdacides, la famille d’Antigone, c’est corrosif, il y a de l’inceste, et pas qu’un zeste, tout le monde le sait, mais il y a aussi aussi une mal-sépulture, avec un père et un fils mal enterrés, une famille acide où se trouve mise à mal cette conjonction d’un nom et d’un lieu, qui redouble celle du nom et du corps. Dans les deux cas, c’est la fonction du Nom-propre du père pourrait-on dire – qui est forclose – pour revenir au carrefour d’un réel tourbillonaire, comme un jeu d’ombres chinoises où s’enlacent les générations, dans la mort, dans l’amour et dans l’opprobre.
Antigone c’est donc la jeune fille en fleurs qui s’absente de son bouquet d’épousailles, de son bonheur à venir, et qui joue de son nom et de son corps pour faire reconnaître les « lois non écrites », loi de la parole, loi qui inscrit la sépulture comme obligation imprescriptible, loi qui, de la naissance à la mort, barre le corps d’un nom et l’arrime du même trait aux identifications inconscientes, loi qui élève ce corps à une dignité qui le distingue de la chose, du kilo de viande, vive ou morte. Antigone n’accepte pas que son frère reste sans sépulture ni qu’il repose en plein air à l’état de charogne, et ne trouve elle-même pas le repos – no rest.
Mais comme souvent, l’acte authentique se trouve surdéterminé “génétiquement” : au premier abord, ce qui relève de la parole et de ce qui lui est dû, dans son rapport à la loi, mais en-deça de cette loi, en son frère, c’est la perte d’un objet d’amour sans égal qu’elle entend marquer par son geste de révolte. Elle le dit sans détours, un frère ne se remplace pas, contrairement au parent ou à l’enfant. Antigone, dans un acte aux allures mélancoliques, tente une nouvelle inscription symbolique, une reconnaissance de l’objet en tant qu’il est perdu – issue à l’inceste familial dans lequel elle se trouve prise, grise, et qui, jusque-là ne lui avait sans doute pas permis l’inscription sans retour, noir sur blanc.
Mais au-delà de la structure, ou du diagnostic, du pas-l’inceste, de quoi ce palimpseste antique nous parlerait-il encore? De la femme, qui encore échappe au nom, qui en joue, de cette part femme qui ne peut se réduire à un ordre. Il est curieux d’ailleurs que Lacan n’ait pas remarqué la singularité féminine d’Antigone, dont le féminin ne s’accomode pas de l’Un unifiant, et s’avère tout uniment un support inaliénable de l’unaire qui divise, qui distingue, qui nomme. Lacan ne le remarque donc pas, mais il n’échappe pas à l’oblique de notre rétroviseur, que son commentaire sur Antigone surgit dans l’immédiate contiguïté de son évocation de l’Amour courtois, de ce qu’il déterminât dans la culture et de son rapport avec la Dame dont Lacan souligna les affinités avec la Chose, idéal et abjection.
Or, pour suivre le fil de la tragédie, la psychanalyse se noue aujourd’hui dans l’étoffe symbolique des symptômes et des actes, qui mettent en jeu le corps et que, dans son folklore scientiste, le discours ambiant tend à forclore pour ne prétendre s’occuper que du bout de chair ou de son reflet. Dans la cité, la psychanalyse se donne pour un lieu de parole au-delà des murs, en décalage des effets du déni ou de la forclusion du Nom et de l/a femme dans le social. Je dis au-delà des murs, parce que du point de vue du bout de chair, ou de son reflet, l’éthique psychanalytique ne se peut présenter qu’absence : il n’y en a pas … Ce franchissement hors les lois de l’enceinte publique, hors le placenta de la science, hors les circuits de la demande et de l’offre, n’est pas précisément un affranchissement, il est simplement la mise au jour d’une aliénation plus essentielle, celle des lois non écrites, que, dans son tatillon crayonnage, Monsieur Créon fait mine d’ignorer. Avec la parole, la psychanalyse laisse entrevoir de cette façon sa laïcité, et qu’il n’y a pas de garantie possible du côté du réel ou de l’imaginaire, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’accroche au réel et à l’imaginaire…
Bien plus, s’il est malaisé de définir le réel, et ce faisant de garantir le réel par du symbolique, l’éthique psychanalytique procède, Lacan le remarque, de ce qui du réel, vient déjouer la réalité – la réalité qui peut se définir comme « ce qui revient toujours à la même place »- c’est l’acte d’une absence de retour à la même place, l’absence de retrouvailles avec l’objet perdu, l’éthique inavouable de l’analyse, c’est qu’il n’y a aucune garantie de retrouver l’objet demandé, perdu, c’est même la garantie que cet objet, je ne le trouve pas – et que vive le désir, c’est le retour assuré du manque, et de l’impossible.
Pas de garantie, pas d’assurance, à l’encontre de la police qu’exige le capitaliste pour s’assurer de la jouissance d’un bien, voire d’un corps : Lacan nous fait remarquer que ce qui tient lieu de garantie de l’Autre, l’Autre de l’Autre, le Nom-du-père, qui dans sa fonction métaphorique se distingue de l’injonction surmoïque, ne tient cette garantie que par la contingence de sa présence là dans le réel, que par le fait qu’il occupe cette place pour un sujet, mais rien en lui, hormis le fait d’occuper cette place essentiellement vide, ne garantit l’Autre : la fonction métaphorique n’est aucunement garantie pour le sujet par quelque chose qui appartiendrait en propre au père, en tant qu’individu, elle n’est garantie pour le sujet qu’en tant qu’elle se situe à une certaine place d’Autre de l’Autre, jouant d’une bordure littérale, c’est-à-dire de ce qui parlerait la langue de l’Autre, et qui se trouve pris dans un jeu de traduction en première approche, de translittération si l’on y regarde de plus près. La translittération permet de transposer lettre par lettre, caractère pour caractère, l’écriture d’un nom entre deux systèmes d’écriture ; en termes logiques, on peut encore parler de bijection. Cette opération n’est possible que du fait du caractère intraduisible du nom-propre (nom-du-père est peut-être un nom de cet intraduisible-là), elle permet aussi qu’il y ait de la traduction entre deux langues usant de systèmes d’écriture différents.
L’absence de garantie dont pâtit la psychanalyse se trouve avoir des similitudes logiques avec une autre police, celle qui conditionne la création du signe linguistique et son caractère d’arbitraire, caractère imprimé par … coupure entre langage et perception, la lettre signe ce que Freud a spéculé d’une nécessaire médiation par l’Ics de la communication entre perception et conscience et qui introduit ainsi cette distinction si proustienne entre l’impression des sens et celle des lettres. Ainsi, l’éthique psychanalytique n’est pas sans rapport avec la question d’un arbitraire du signe linguistique, arbitraire qui acte la coupure radicale entre perception et langage, entre perception et conscience, entre perception et voix.
Ce qui, passé le côté de Freud, entraîne vers les distinctions essentielles que Lacan établit entre le sujet de l’énoncé et celui de l’énonciation, entre la fonction (la syntaxe s’articule à la sémantique) qui régit l’articulation du langage sur un plan conscient et la structure qui le régit sur le mode inconscient (où ce qui marque le rapport entre les parties d’un mot, les mots entre eux, et enfin les phrases, la syntaxe s’affranchit de la sémantique) … ainsi, une lettre, une syllabe, un adjectif, peuvent prendre la fonction unaire d’identification assumée sur le plan Cs-Pcs par le nom propre.
A défaut de reconnaître l’arbitraire originel de la lettre et de la coupure qu’elle imprime, l’Antigone contemporaine, éprise d’une paradoxale liberté, rejoint le sujet médiéval dans sa pratique de l’ordalie qui consiste – oubliant pour le coup toute exigence de garantie et sans assurance aucune quant à l’issue – consiste à parier sur le risque le plus irrationnel, le plus arbitraire, pour être entendue de l’Autre, accréditée, poinçonnée par lui, en recevoir justice, reconnaissance, équité. Evidemment, à l’encontre de ce qu’on peut espérer aujourd’hui, cela nous rappelle aussi que « la culpabilité éprouvée ne cesse de prendre de l’ampleur à mesure que nous cherchons à en supprimer les causes morales » ; parce qu’alors se découvre sans médiation l’appel méconnu de la pulsion de mort à laquelle répond ainsi le sujet, point de fuite ultime, au-dessus de toute loi, et qui, à rebours, permet de situer le principe de réalité en prolongement – plutôt qu’en opposition – du principe de plaisir. Quand le sujet de l’ordalie se saisit de la psychanalyse, c’est pour transférer cette prise de risque insensée, ce jugement de l’Autre du côté de la pensée incidente et de son assomption, c’est pour agrafer les deux niveaux de la représentation, Sachevorstellung et Wortvorstellung et greffer Sache sur Wort, en un wortsache, dans une copulation – wortsexe, qui recompose du nom propre, ou plutôt du trait unaire, du vortex en voix qui fait se rejoindre deux niveaux, deux courants distincts du signifiant. Celui des représentations de choses qui mettent le signifiant du côté de la sensation, celui de la représentation de mot qui le branche sur le sens.
Par-delà les deux principes, par-delà l’idéal décomposé, reconnu dans sa structure imaginaire, et la vérité dans sa structure de fiction, l’éthique de l’analyse s’oriente suivant un réel qui se manifeste par le commandement moral, dans son caractère d’univocité, et par l’équivoque signifiante, qui jette dehors le signifié, ce qui avive la question de ce qui s’offre comme garantie dans ce réel. Le commandement moral présentifie le réel, ce commandement (tu ne mentiras point) articule, par sa trame signifiante privée de signifié, la fonction du Nom-du-père, et la Chose interdite. Cette fonction du nom fonde le signifiant comme création unique, elle le fond au sens pratiquement de la fonderie artisanale de caractères, avant de permettre la forge du sens dans le jeu d’opposition du signifiant. Lacan nous aide à rétablir le lien dialectique de ces deux niveaux du langage, du nom en tant que “propre” et de l’usage du signifiant en rappelant que tout ce qui s’articule comme bon et mauvais divise le sujet par rapport à la même Chose, accompagnant ainsi cette apparente structure paradoxale de ce que la psychanalyse manifeste dans le champ de l’éthique. En effet, les lignes de ce champ de tension suivent une rationalité qui, à s’en remettre au repérage traditionnel, d’Euclide, s’avère paradoxale, voire incohérente. Une autre topologie, qu’elle se désigne de Borromée ou de Moebius, en rend compte avec plus de justesse, mais elle est encore latente chez Lacan au moment de son séminaire.
Une réflexion sur l’éthique et la fonction du signifiant s’apparie nécessairement à une réflexion sur l’objet de la psychanalyse, entendu comme sa fin, mais aussi comme ce qui en constitue la matière. Cela nous mène à l’abord toujours renouvelé de la dimension de la création dans la psychanalyse et son rapport à ce difficile concept de sublimation, difficile, parce que son paradigme artistique échappe par définition au strict champ de la parole – y compris la parole en psychanalyse, et ne vient en féconder le cours que par ricochet, par anamorphose, dans les effets latéraux qu’il produit et la lumière rasante qu’il jette sur le processus analytique. La psychanalyse cependant partage avec la sublimation l’opacité de l’inconnu qui les fonde et l’équivoque qui annonce cet inconnu, mais l’ombre où elles prennent racine fait craindre aux bigots et aux évaluateurs les débordements transgressifs de la perversion. La psychanalyse et la sublimation impliquent une position éthique qui peut entrer en opposition directe avec une raison qui tiendrait prioritairement compte du principe de réalité. C’est la limpidité – la transparence – aujourd’hui revendiquée, du rapport moral entre l’acte et la parole, ce qui les articule et les distingue, que la psychanalyse vient donc troubler en lui restituant dans son discours l’opacité du ressort essentiellement inconscient et symbolique qui sous-tend l’acte.
Suivant cet éclairage, l’objet de la parole s’obscurcit nettement et retrouve son peu d’évidence, renvoyant ainsi mensonge et vérité dos à dos. Pourvu que parole soit tenue, par un bout, mais surtout se tienne, le mensonge apparaît comme une condition nécessaire de la subjectivité, préalable aux effets de vérité, au point que Lacan attribue au commandement de ne pas mentir l’intention d’éradiquer le sujet de l’énonciation. La fonction logique du mensonge s’avère homologique à celle du refoulement (obéissant cependant à la distinction établie par Lacan entre fonction et structure). L’oubli, le refoulement, le mensonge définissent ainsi le sujet, tout du moins son point de départ par l’élision d’un signifiant.
C’est cette fonction d’abri pour la subjectivité désirante qui nous légitime peut-être à décevoir la fiction d’une transparence sur nos pratiques, ou du moins à prendre quelques précautions sur l’interprétation qu’il faut donner à cette demande de transparence, que cette demande d’avoir affaire à un expert transparent ne dissimule à son revers une soif violente, inavouable, obscène, de retrouver du père, du parent…
C’est ce jeu qui, à l’Antigone passionnée, de la jeunesse de son martyre anorexique ou suicidaire, semble encore échapper.
***
En conclusion, notre éthique se détache du commandement surmoïque qui se distingue de la fonction du Nom-propre(-Du-P) et qui, avec l’injonction de pratiquer le bien, ordonne aujourd’hui de jouir des biens pour mieux déchaîner sa férocité acide dans le lien social et dans la vie subjective. Dans cet univers régi par la fiction d’une liberté à crédit qui se définirait par une licence incestueuse de jouir des objets, qui est une régression capitaliste de l’ascèse chrétienne, laquelle consistait en la licence de jouir de la frustration, cette jouissance de l’objet économisé tresse les rets de la logique addictive. L’éthique psychanalytique de la jouissance s’écarte de ces commandements pour s’articuler du désir. Parce que si la parole qui porte la demande produit des effets qui peuvent être qualifiés d’éthiques, c’est-à-dire une coupure avec la chose demandée, quel qu’en soit le contexte, ces effets se trouvent effilés par le dispositif de la cure, l’effacement du regard, dans un cadre lui-même délinéé par un réglage assignable au champ de l’éthique, indissociable du désir.