Upon the brimming water among the stones
Are nine-and-fifty swans
William Yeats
And what’s the profit ? Only that, in time,
We half-identify the blind impress
All our behavings bear, may trace it home
Philip Larkin
Je propose, pour notre rencontre, d’évoquer l’unique épisode italien de La Recherche du Temps Perdu. L’intérêt de cet épisode italien vient de ce qu’il perturbe le fil de la narration sans l’enrichir d’aucun événement et marque pourtant ma lecture de l’œuvre de Marcel Proust.
Le narrateur du roman reçoit deux lettres- le narrateur, c’est celui qui, sans guillemets, dit je tout au long du texte, et qui, une seule fois, est nommé Marcel, comme l’écrivain- ces deux lettres lui parviennent pendant son séjour à Venise, séjour décrit dans La Fugitive, au seuil de la conclusion du cycle romanesque. Le narrateur s’est réfugié à Venise, ville lagunaire- lacs-unaire– ni tout-à-fait terre, ni vraiment mer, où il s’exile pour guérir des blessures de la perte et du deuil. Or cette perte l’y retrouve, comme à l’acmé d’une crue imprévisible du passé, pour lui révéler les traces de sa souffrance sous un jour inconnu, un jour qui lui vient d’un télégramme contenant un libellé mal transmis. Le narrateur comprend que ce message est d’Albertine, celle qu’il aime et qui vient de disparaître doublement, d’abord en le quittant, puis en se tuant d’une chute accidentelle ; il croit apprendre qu’elle se trouve encore vivante et qu’elle lui demande de penser au mariage. Mais cette lettre n’était pas de ce dernier amour : le lecteur en a l’explication quelques pages plus loin, par une autre lettre, celle-là de Gilberte, premier grand amour du narrateur, et dans laquelle Gilberte annonce son mariage avec le grand ami du narrateur, Robert de Saint-Loup, et Gilberte ajoute surtout qu’elle lui avait télégraphié à ce sujet à Venise sans avoir de réponse…
Le narrateur en conclut qu’il s’agissait dans le premier message d’une erreur de transcription du télégraphiste qui, confondant quelques lettres, a écrit Gilberte pour Albertine. Mais le service du télégraphe de Venise a bon dos… et cette erreur, cette condensation, prend l’effet d’un lapsus, pour provoquer un déplacement repéré du narrateur qui constate que, je cite: Tout d’un coup je sentis dans mon cerveau un fait, qui y était installé à l’état de souvenir, quitter sa place et la céder à un autre. Le narrateur saisit à demi-mot que cette confusion typographique ne doit pas son enjeu et ses conséquences au seul hasard d’une translittération supposée fautive, opérée par la main étrangère du télégraphiste. Quelque chose en lui se tenait à l’affût du pied de la lettre, à son tranchant.
Par l’erreur de ce télégramme, associant l’ancienne passion à l’ultime, comme sous l’effet d’une diplopie ébrieuse, le dédoublement de l’objet se manifeste. C’est au moment où ces objets d’amour deviennent partiellement caducs, du fait du deuil ou de la séparation, que cette diplopie afflige le récit par un jeu de lettres identifiant les deux objets au même trait syllabique. Ces jeux de lettres laissent apparaître que la lettre, au sens typographique, se déclare porteuse d’une missive et que l’énigme des aliénations amoureuses, de leur succession, fut conçue comme un palimpseste, dont la première écriture se retrouve élucidée et se traduit par l’entremise d’un jeu sur les noms. Eclate ainsi que la succession des deux amours s’avère être une variation autour d’une redondance phonématique, (G)ILBERTE, qu’on retrouve quasiment identique dans (A)LBERTI(N)E, soit, une fois enlevées les lettres qu’on ne trouve pas simultanément dans les deux prénoms, l’anagramme exacte de LIBERTE, condition logique du jeu inconscient de substitution littérale, et de sa découverte… De ces lettres, le I seul doit être déplacé, n’étant à sa place ni dans un cas ni dans l’autre, et qui reste évocateur d’une sorte de curseur phallique, trait de coupure mouvante.
LIBERTE, libertà, matière proustienne d’amour, condition freudienne de transfert, pourrait prendre, dans l’œil du lecteur épris d’interprétation, la fonction de l’hypogramme, ou anagramme cachée, que Saussure a désespérément tenté de saisir sans la situer du côté du nom propre, mais qui lui a échappé au fil des années, comme ce furet qu’il supposait structurer toute écriture littéraire mais dont il se demandait s’il ne s’agissait pas au dernier terme, d’une illusion, voire d’un délire, le retenant ainsi de publier aucun des cents cahiers qu’il avait consacrés à la question. De cette vérité la quête savante peut donc rendre fou, puisqu’elle ne saurait s’approcher que d’un mi-dire, enlevant toute possibilité d’une affirmation catégorique, univoque, du moment qu’on la saisit dans le langage, qu’il soit poétique, romanesque, ou psychanalytique.
Ainsi, le narrateur proustien nous met sur une piste qui se distingue de la fiction d’un dévoilement ou d’une révélation et qu’il nous revient d’explorer dans ses conséquences pour la psychanalyse, dont la similitude avec la création littéraire se confirme dans la fin de l’œuvre, marquée par l’affranchissement du narrateur, qui trouve une sorte de liberté à travers l’accès à l’écriture littéraire, autre jeu de lettres… La structure romanesque montre, sous cette forme achevée qu’elle prend chez Proust, que la vérité à laquelle le narrateur tente désespérément d’accéder au fil du récit ne saurait lui venir que d’une formation de son propre inconscient au terme d’un parcours de toutes les variations du sentiment amoureux, accréditant ainsi l’hypothèse que le sujet se fait le jouet dégoûtant de l’Autre tant que n’effleurent pas sa conscience les variations morcelées, harcelantes, marcel-antes de la lettre, entendue comme instance à la manière d’un Lacan. A la façon d’une métaphore, ce lapsus libère le narrateur du dédale d’Albertine, dédale métonymique dont il se trouvait le captif amoureux (cf 1), et l’éloigne des avatars méconnaissables de la répétition, lui ouvrant, avec la possibilité d’écrire, les portes du Temps Retrouvé.
Affecté de cette découverte, du nœud entre deuil et jeu de lettres sur les deux femmes aimées du narrateur, j’en suis nécessairement venu à prêter attention aux autres noms attribués aux personnages de La Recherche. Très vite une sonorité résonna, [bèr], ou plus sommairement [èr]. Ainsi, les artistes préférés du narrateur sont contaminés par cette séquelle sonore, la Berma, ou Bergotte l’écrivain. Mais celui qui a retenu mon attention c’est surtout l’intime du narrateur, Robert de Saint-Loup, dont les lettres de tout à l’heure annonçaient le mariage avec Gilberte Swann. Robert est le très aristocrate neveu de Madame de Guermantes, et de Charlus, mentors mondains du narrateur, Robert gagne tout, femmes et hommes, Gilberte, dont le père, le subtile Charles Swann, initie le narrateur aux arts et lui en déchiffre les signes, mais Robert gagne aussi la comédienne Rachel, puis Charlie Morel, violoniste virtuose. Or, par une réflexion étrange appartenant à un autre passage du roman, que je ne détaillerai pas, Robert attire l’attention sur un autre jeu de lettres qui touche directement le narrateur dans son prénom Marcel (cf 2). Ainsi, au miroitement du trait syllabique de l’objet amoureux du narrateur, répondent, réfléchis par Robert dans le nom de ses objets amoureux, Rachel et Charlie Morel, anagrammes de Marcel, à une lettre près, avec H pour M (cf 3). Entre Robert et Marcel, la danse des objets intermédiaires de l’amour, portent pour l’un les avatars méconnaissables du prénom de l’autre, suivant deux lignées, l’une anagrammatique, littérale, l’autre phonématique, sonore. Ce contre-point indique que dans son rapport à la jouissance, l’inconscient distingue la sonorité, de la lettre, et suggère en passant ce qui marque l’amour par-delà le sensible, ce qui, ni entièrement visible ni complètement audible, mais repéré par l’intersection de la voix et du regard, détermine le mouvement d’amour et arrime ce transfert à quoi Proust nous introduit. A sa façon, Proust repère l’instance de la lettre comme point d’arrimage de l’amour.
La rigueur de ce tressage n’a pas manqué de résonner, pour rappeler que le représentant romanesque de Robert Proust, le frère de Marcel Proust, fut radié de la version définitive de la narration. A l’envers des sensations de la fameuse madeleine dont l’épiphanie inaugure l’œuvre sous le signe d’une réminiscence consciente, ce noyau fraternel subit selon toute apparence une radiation, avec retour, irradiation, dans le réel de l’écriture sous la forme d’un écho réverbérant de page en page l’infantile et ses bris fissiles. Mais une certaine homologie de l’effacement se poursuit entre Marcel et Robert, puisque si le personnage du narrateur est omniprésent et son frère effacé, à l’inverse, le prénom du frère prolifère alors que le narrateur n’est jamais nommé à l’exception d’un hapax qui semble échappé du texte d’une lettre adressée à la hâte par Albertine.
Il reste qu’au creux de cette scène fraternelle, un texte prolifère dans l’obscurité, le silence, discrètement identifiable dans la narration, l’ombre sacrificielle et dévorante de l’amour maternel. Robert frère cadet de Proust, son rival avéré dans l’amour de sa mère, se trouve sans doute plus encore, par les phonèmes de son nom, marque du désir de sa mère et de son manque. Au point que l’on peut penser que dans le cas de Proust, dont on sait qu’il a longtemps souffert d’un asthme très réactif aux contrariétés qu’il pouvait éprouver, ce qui est rejeté, peut-être forclos avec le nom, c’est la voix, c’est l’air qu’avec sa mère Robert lui dérobe, c’est le souffle qui porte la voix, la voix dont la psychanalyse nous montre qu’elle entretient un rapport électif avec la fonction structurelle du nom propre… Or, il n’échappera pas au lecteur que Bergotte, le génial écrivain dans la Recherche, double indéniable de Proust, est saisi par la mort dans la contemplation d’une œuvre fameuse du peintre Vermeer, dont il nous est dès lors loisible de suborner le nom pour le transcrire autrement: ferme-air, vers-mère… Avec cette mort, la peinture et les anneaux du style s’affranchissent de la narration et de la belle image censées refléter une prétendue réalité objective, pour arrimer le livre, ainsi défini par Proust : Le seul livre vrai, un écrivain n’a pas dans le sens courant à l’inventer puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur.
Pour le psychanalyste, la fonction que cette tâche de traducteur désigne pourrait être complétée et nuancée par celle de translittération chère au télégraphiste italien de Proust, comme au scribe de Champollion, qui s’occupent de rendre le nom propre transmis par un système d’écriture, lisible dans un autre, sans se soucier de son sens, mais plutôt de ses lettres.
Du nom propre, Proust affirme quelque part qu’il sert de cadre au roman, sans doute en ce qu’il recèle d’insaisissable par le sens. Mais plus encore, et à la façon d’une rime en errance, la dissémination du nom dans la narration la creuse d’une poésie clandestine dont il convient de retrouver les scansions. Ses traits surgissent pour dessiner les anamorphoses de la Chose dans le tableau et révèlent par le style du récit une fête cannibalique, si l’on consent à considérer le nom démembré comme chair fraiche de l’être aimé. Ainsi, dans ses versions inconscientes, qu’on l’appelle Nom-du-père ou trait unaire, ou identification, le nom propre poinçonne le sensible, la sonorité, les ouvrant à l’autre monde; en effet, bien qu’ils perdent dans l’opération leur éventuelle signification de nom commun, les noms propres occidentaux possèdent une fonction totémique, puisqu’ils inscrivent la transmission du nom de l’Ancêtre mort, déterminent le tabou de l’inceste (cf 4), et délimitent une place du réel. Saussure, qui, d’un certain point de vue précède Lacan sur la théorie du signifiant, avait pressenti cette autre approche possible du signifiant, qui ne met pas celui-ci en rapport avec le signifié dans un lien arbitraire et différentiel (en opposition avec un autre signifiant), mais dans un lien « cratyléen ». Et contrairement à la langue, la structure nom-propre, comme l’inconscient, ignore le temps. Les noms propres résistent aussi à la traduction tout en partageant avec les signifiants ordinaires un trait commun puissant, leur phonétisation, cette exclusivité en fait des attracteurs subversifs sur les autres signifiants, ils sont aussi la condition logique qui permet au couple signifiant signifié de se différencier et de fonctionner comme appareil de subjectivation. C’est une fonction qui, ayant rapport avec ce qui autorise la traduction mais échappant à sa jouissance, glisse sous les rets du sens, pour filer avec le son- ou les lettres, avec armes- ou bagages, d’une écriture à l’autre, passeur privilégié de l’inconscient et clandestin de la parole.
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[1] Pour emprunter à Genet le titre de son dernier ouvrage.
[2] Je cite : … comme (Robert) venait de regarder d’une façon un peu prolongée Charlie, il m’avait dit : « C’est curieux, ce petit, il a des choses de Rachel. Cela ne te frappe pas ? Je trouve qu’ils ont des choses identiques. En tout cas cela ne peut pas m’intéresser. »
Puis c’est au tour du narrateur de remarquer : La ressemblance entre Charlie et Rachel- invisible pour moi- avait-elle été la planche qui avait permis à Robert de passer des goûts de son père à ceux de son oncle, afin d’accomplir l’évolution physiologique qui même chez ce dernier s’était produite assez tard ?
La dénégation de Robert, puis celle du narrateur, « Invisible pour moi », signe que la ressemblance en question n’est pas visible au sens de l’image d’un corps, or elle l’est bien par la forme des mots, des prénoms… Le narrateur relève cette transformation, ce changement de cap, ce passage de voile à vapeur, pour l’attribuer de façon insistante à un changement déterminé par une cause, un trait de l’autre, échappant au regard et suffisamment souverain pour marquer le sujet dans son image, sa chair et son désir. En effet, qu’y a-t-il de plus identique que C-H-A-R-L-I-E et R-A-C-H-E-L par les lettres de leurs prénoms, anagramme parfaite n’était ce I dont on peut dire qu’il fait ici figure d’intrus phallique, qu’au choix on peut laisser choir, lâcher, alors que pour des raisons obscures encore –sauf à considérer cette lettre comme un avatar anal d’un côté ou phallique de l’autre- ailleurs, il invite au déplacement, au voyage, à la liberté, pour trouver sa place dans la constellation symbolique du narrateur.
[3] Avec cette fois-ci un jeu de substitution associé à une clé combinatoire, puisqu’il suffit de remplacer h par m pour obtenir R-A-C-M-E-L, ou C-M-A-R-L-(I)-E
[4] G. Pommier