Intervention proposée lors du séminaire de l’Inter-Associatif Européen de Psychanalyse de Turin en mai 2015
Quand le traumatisme sonne les cloches, ses résonnances rappellent aux oublieux que le symbolique reste une cote mal taillée ne recouvrant ni réel ni imaginaire, et que dans sa sidération se prélève la dîme de l’impossible à dire… s’en révèle aussi pour les psychanalystes un malaise persistant dans sa conceptualisation, dont il convient de relever quelques dissonances insistantes (1).
D’emblée, s’il apparaît de bon sens que le traumatisme se définisse par une effraction, la nature de celle-ci se trouble à mesure que la réflexion se précise : s’agit-il d’une effraction sur le mode mécanique de la blessure chirurgicale ? Cette effraction, à quelle aune se mesure-t-elle ? Celle d’un trop qui ferait trou dans la chair ? Celle d’un trou qui serait de trop ? Et dans quel registre ? De même, si la phénoménologie post-traumatique, et en particulier l’hyper-vigilance semble pour tel auteur « refléter que le filtre habituel entre le sujet et les perceptions et stimuli de l’extérieur, est rendu inopérant par l’impact de l’effraction et du processus traumatique… », une telle formulation met le sujet en position d’accès avec, ou sans filtre, aux perceptions et à la réalité extérieure. Mais dans quelle matière ce filtre serait-il fabriqué, et le sujet ne serait-il pas taillé dans ce même tissu? C’est au Freud de l’Esquisse que nous sommes renvoyés, à la dimension littorale, inconsciente, de la coupure entre perception et conscience. Dès qu’il y a parole, cette coupure s’imprime là dans toute sa radicalité. Mais alors, de quoi s’agit-il, dans ce prétendu débordement de réalité? S’agit-il d’un déni de cette coupure avec la réalité? S’agit-il de l’insistance méconnue d’une autre fonction du symbolique où le nom garderait encore un leste qui le rapprocherait de la chose? Quand on parle de traumatisme, le spectre de la chose s’agite, elle semble avoir survécu à son meurtre par le mot. Ainsi, le statut de l’objet, sa consistance, sont en question. L’objectivité imaginaire du traumatisme s’impose de telle sorte qu’elle en prive le sujet de parole, et qu’elle désavoue la nature insaisissable de l’objet pulsionnel.
Dans un des textes adressés pour la journée préparatoire au séminaire de Turin, sans doute réagissant aux événements de janvier en France, Michel Hessel aborde la question de la foule et de l’impossible qui disparaît pour l’individu pris dedans. L’individu devient héros, chacun devient Achille. Mais au revers de cette conviction de toute-puissance et d’invulnérabilité, la clinique des névroses traumatiques montre « que l’absence d’inscription sur le corps aggrave l’effroi du dommage». En effet, « la blessure semble marquer une frontière entre le sujet lié au groupe et le morceau de corps qui en paie le prix. C’est le corps entier mis hors du jeu de l’assurance par le collectif qui ouvre l’effroi de l’intrusion d’un réel qui obture l’imaginaire. » Le réel traumatisant se distingue donc du corporel, et désolidarise du collectif aussi bien qu’il échappe à la matérialité familière du réseau signifiant et de sa nasse, ou à la nomination et à sa bordure, y compris dans sa version la plus archaïque, celle qui, scarifiant le corps, en permet une première inscription (2).
Le traumatisme rappelle la nécessité de conceptualiser un Inconscient qui ne serait pas exclusivement celui du refoulé, mais aussi du clivé : n’agit-il pas comme une destruction mettant à jour une construction en deux niveaux de l’Inconscient? D’un côté l’Inconscient qui correspondrait à la nomination et à la réduction de jouissance archaïque, sa rédaction, et de l’autre l’aliénation de cette jouissance de refouler… (3) Ainsi, Ferenczi note que dans l’inceste-archétype du traumatisme enfoui- « le trauma de l’effraction est majoré par le déni de la mère ». Mais bien plus que d’une majoration, c’est sans doute la qualité même de trauma dont la constitution est conditionnée par une négation de l’Autre. Ce qui dessine une condition structurelle du traumatisme. Mais cette négation, qualifiée aussi de « déni » du traumatisme, semble en fonction des auteurs se distinguer du déni de la castration décrit par Freud sur la question de la perversion. Il n’est pas très clair si ce déni du traumatisme ne recouvrerait pas un certain type de refoulement, en fonction des situations. Quoi qu’il en soit, c’est à une « levée du déni » que semblent devoir se confronter, dans les affres du transfert, patient et praticien. Car s’il est question de transfert, c’est aussi du transfert touchant l’analyste, qu’il faut parler. S’agit-il d’un transfert au sens pratiquement mécanique du terme, suivant lequel l’on se passerait le traumatisme et ses effets comme il serait fait d’une patate trop chaude que seul le praticien saurait tenir? Ne serait-il plus adéquat de penser qu’un réel sans victime se partage dans le transfert ?
Nous pouvons aussi nous intéresser à ces situations qui poussent le praticien dans l’agir, dans toutes ses versions, y compris celles qui consistent à évoquer l’histoire personnelle de l’analyste, qui se justifieraient par le rétablissement d’une certaine spécularité, par le retour d’un regard, et la fabrique d’un « petit autre » imaginaire à même de sortir le sujet d’un statut passivé, objectivé. Par l’appel d’une interprétation, ce retour du regard, cet écart de l’analyste, cette re-verbération transférentielle, soustrait analyste et analysant à une dimension pulsionnelle scopique, assortie d’une jouissance affranchie du phallique ; fallacieuse jouissance qui vient donner consistance à l’objet, fait paradoxalement voler le miroir en éclats, car l’image y a perdu le cadre du regard de l’Autre et le trou de sa parole (4).
Enfin, dans une tentative de compenser ce qui aurait ainsi manqué, la nécessité d’ « authentifier la perception » que certains recommandent ne fait pourtant que conforter une interrogation récurrente des patients dits traumatisés sur la réalité de leur perception. Cette demande qu’aucune attestation n’apaise nous indique assez qu’il ne faut pas se leurrer sur la nature de la reconnaissance en question, puisqu’au-delà de toutes les reconnaissances formelles et explicites, quelque chose d’un doute fondamental subsiste et qui tient au rappel de l’écart instauré par le symbolique entre le sujet et la réalité et que le signifiant, mobilisé dans la répétition, ne renvoie aucunement à une signification assurée mais à autre chose que la réalité, en attente d’être saisie, ou de nous glisser entre les doigts. Par cette répétition, il apparaît à travers la description phénoménologique du traumatisme une homologie avec le trait identificatoire. En quoi, dès lors, cette apparente objectivité du traumatisme, son effet de vérité, pourraient avant tout relever d’une vérité du trait unaire, de sa traction et de son attraction. Cette dimension qualitative du trait, du bord, passe le plus souvent inaperçue au profit de celle, très prisée dans la lecture psychologique qui en est donnée, de la mesure quantitative de ce qui dé-borde. Il est cependant à craindre que dans la version « économique » de la conceptualisation du traumatisme, la dimension quantitative, envisagée de façon exclusive, ne vienne en prolonger le leurre imaginaire objectivant. Du reste, la théorie freudienne de l’après-coup qui associe une deuxième scène d’apparence anodine à la première, dite de séduction par un trait associatif articule les dimensions « économique » de ce dont le sujet pâtit, la jouissance trouvée dans la reviviscence, et la dimension symbolique qui la conditionne (5).
Mais reconnaissons aux auteurs dont la théorie nous gratte et nous taquine de parfois nous rejoindre au-delà d’une cure vécue par praticien et patient sur le mode de la répétition traumatique, quand ils nous invitent par exemple à penser, en analystes, la situation transférentielle « génératrice de métaphores et de mots » et trouver à la répétition saboteuse, sa beauté.
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(1) La réflexion sur le traumatisme rencontre à la fois les prémisses de la pensée freudienne et des problématiques très actuelles de la pratique, comme la souffrance au travail et les « abus sexuels », ou les séquelles de la guerre et celles de la déculturation. Dans les articles traitant de cette question aujourd’hui, quelques concepts psychanalytiques apparaissent au premier plan et nous montrent rapidement que toute discussion autour des difficultés de la pratique s’articule avec une réélaboration des concepts théoriques.
(2) S’il est repéré que c’est une clinique de l’effraction, intrusion ou expulsion, d’un registre dans l’autre, d’une temporalité dans une autre, c’est aussi une clinique de la dé-contextualisation, suivant l’acception linguistique du terme, et de l’apparente impossibilité d’associer un affect à un signifiant. Et plus que d’une clinique du refoulement, il s’agit d’un caviardage, d’une censure, en effet, d’une apposition de points noirs aboutissant au silence.
(3) Y correspondrait le double niveau du surmoi, celui qui ordonne de jouir : la voix qui, par exemple, dit « mange » au boulimique, et d’autre part, le surmoi du décalogue, qui interdit cette même jouissance et produit du refoulement. La question reste de savoir si cette phénoménologie du traumatisme serait due à des conditions objectives liées aux situations traumatiques, ou si elle n’esquisse qu’une expression, parmi d’autres, de la rencontre entre une structure subjective et le réel.
(4) Sur un versant opposé, celui d’une abolition de l’image, on peut associer au traumatisme une forme de maltraitance silencieuse et passive qui consiste à priver l’enfant « du miroir réflexif indispensable » pour sa constitution.
(5) Ce qui compte dès lors sera de savoir si le trait associatif en question relève de la contingence, la décharge de la réactivation traumatique manifestant l’essence du phénomène à traiter dans la cure, ou, si, au, contraire, la tempête imaginaire de la crise ne doit pas voiler l’arête du trait et de ce qu’il articule, entre versants du signifiant côté Noms-Du-Père et côté chaîne. Ce qui fournit, bien sûr, le dispositif du fantasme de séduction.