La vie à bras le corps

Le réel du corps, corps et Réel.
Isabelle Carré

« Si j’avais connu avant d’évider père les paroles emplisseuses d’entendement, et avoueuses de sentiment, et traductrices de gouffre humain. Heureux soit le parleur, car avec ses mots il est pareillement au bourgeois qui voit à l’intérieur de ses semblables… Heureux les parleurs, car ils ont l’œil clairvoyant et traverseur de corps, et fouilleur d’épaisseurs! » (Jean-François Beauchemin, « Le jour des corneilles »).
Dans ce texte poétique, le personnage va chercher le sentiment amoureux dans la dépouille même de sa mère, de son père. Il ne lui reste plus que le réel du corps, de la preuve corporelle pour tenter de s’arrimer à une réalité. Jusqu’à ce qu’il rencontre le langage, et qu’il nous raconte par les mots son histoire.

Nulle doute que le corps et l’esprit sont indissociables, et c’est ce qui fait la singularité d’un sujet. Notre manière d’être, notre présence au monde, nos émotions sont trahis par la gestuelle de notre corps, mais aussi par notre voix, les signaux qui surgissent à notre insu. Le corps, notre carcasse, nous est familière et étrangère, et personne ne sort indemne des atteintes qui marquent le corps. La première perte, la première butée à laquelle on se confronte, c’est la perte de l’insouciance du corps, cette légèreté qui donne le pouvoir de l’ignorer parce qu’il est silencieux. La maladie ne touche que les biens portants. Quant aux symptômes dits psychiques, ils s’immiscent dans les interstices de ce corps, qui, tout à coup, va éprouver une nuit d’insomnie, une angoisse, un trouble. Quand le corps nous tombe dessus, il devient une énigme dont il faut rassembler les indices. La médecine s’intéresse à l’organisme et à son fonctionnement, les médecins deviennent de plus en plus des médecins d’organes. Les patients viennent consulter un médecin parce que le corps se manifeste, parle. Ils espèrent le faire taire à nouveau
Les thérapies corporelles ont pour habitude de dire que si le corps va bien, la tête ira bien, et non l’inverse. Certaines thérapies très actuelles disent que soigner le corps peut s’épargner de paroles, mais faire taire le corps suffit-il?
Nous ne sommes presque plus très loin d’une philosophie hygiéniste et de la prise en charge par autrui, qui dit qu’en mangeant sain, avec une pratique sportive régulière, un peu de méditation ou de sophrologie, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ajoutez à cela un bon accompagnateur de vie qui vous dira ce qu’il faut faire ou ne pas faire, dire ou ne pas dire, poser votre voix en public, adapter votre gestuel à votre interlocuteur, plus un coach pour vous relooker…Et vous serez parés. Paré à éviter de faire l’effort du face à face avec la part obscure de nous-mêmes. J’ai découvert une nouvelle thérapie récemment qui se vend sur internet: le Nettoyage Emotionnel Rapide des Traumatismes Inconscients, qui vous promet, en une à deux séances, de vous débarrasser de vos angoisses et phobies. Loin de moi la pensée de dénoncer tous ces outils fort prometteurs, mais dans l’idée même de l’association, germe la possibilité de les faire travailler ensemble, sans que l’une d’elles puisse prétendre avoir un savoir ou penser à la place du sujet concerné. Il s’agit d’aider à penser par soi-même, pas de penser à la place de…

À l’inverse, ceux qui s’intéressent à la parole, à ses symboles et ses signifiants, est-ce que pour autant ils nient le corps? Dans notre corps, Freud explique qu’est inscrit ce qui est une trace irrésolue de notre histoire, les cicatrices de nos refoulements.
Reprenons quelques repères historiques:
À la Salpétrière, les leçons du mardi du Professeur Charcot attirent bon nombre de médecins.
Nous pensons à ce tableau de la présentation d’un cas d’hystérie qui s’appelle « Une leçon clinique à la Salpétrière, (Tableau de André Brouillet, de 1887)
Le Professeur Charcot dans ses recherches nouvelles s’intéressait de prêt aux manifestations des symptômes physiques dans l’hystérie, ces crises impressionnantes qui se rejouaient devant le public.
Il avait l’habitude de dire: « Mais, dans des cas pareils c’est toujours la chose génitale, toujours… toujours. »
Pour Charcot en fait, la suggestibilité et l’hystérie n’étaient qu’une seule et même maladie ; l’hypnose avait une valeur démonstrative, pas du tout curative. Le soulagement des symptômes dépendait assez souvent de la pression de zones hystérogènes.
Freud est un visiteur de Charcot qui espère un échange fructueux, mais le professeur Charcot ne s’intéresse pas au cas de Anna O. ( Bertha Pappenheim) amené par Freud dans sa valise, mais Freud fut quant à lui transformé.
Josef Breuer lui avait appris à prendre leur parole pour une chose sérieuse, mais l’aspect sexuel des choses restait étranger à Breuer, médecin plutôt réservé. Breuer avait parlé à Freud de sa patiente Anna O. dès 1882. Bertha avait lancé cette injonction à Breuer de la laisser parler librement de tout ce qui venait à son esprit. Elle appelait cela la  » talking cure. »
Elle localise dans son corps le lieu de passage de la parole, le larynx, d’où viendra l’expression  » chimney swipping », le ramonage de cheminée. La toux de son père, les décès des sœurs, cette suie noire. En 1893, ils publient un article préliminaire sur l’hystérie, accentuant l’importance du souvenir traumatique. Celui-ci est d’autant plus perturbant qu’il est enfoui et n’a pu extérioriser les émotions associées, sur le mode de la catharsis du théâtre grec.
En réalité l’hystérique, au corps et au comportement parcourus d’énigmes, souffre de « réminiscences ».
Entre autres symptômes, il arrivait à la jeune Anna O. (21 ans en 1880) de perdre l’usage de sa langue maternelle. C’est en anglais dès lors qu’elle baptise l’abréaction par remémoration, inaugurée durant sa cure par Josef Breuer.
En 1895, la publication des Études sur l’hystérie, sur l’insistance de Freud, marqua la fin de leur collaboration et l’amorce de la séparation. Breuer n’étant pas convaincu de l’étiologie sexuelle des névroses. Il restait peu accessible à la nature sexuelle du souvenir traumatique, alors que celle-ci s’imposait de plus en plus pour Freud.
Anna O. de son côté allait mieux. Au plus fort de sa cure, elle était affligée de toux nerveuse, de secousses musculaires, de parésies, d’anesthésie du bras, de troubles visuels, de strabisme convergent, de mutisme, d’hallucinations, de perte épisodique de l’usage de sa langue maternelle. Les études sur l’hystérie montrent à quel point le génital n’a qu’un lointain rapport avec le sexuel, qui transforme et symbolise la parole dans le corps.
La personne souffrant d’hystérie assimile le monde à son image, à un mode d’expression corporel et langagier. Elle modèle son symptôme sur une anatomie imaginaire.
Son symptôme a une fonction structurelle, mais ne se résout pas dans une histoire de sens. Le symptôme est une limite à l’angoisse, suscité par l’idée d’une jouissance qui n’en finirait pas, et dans laquelle le sujet se perdrait, se fondrait. Nous comprenons bien cette intrication du corps et de la parole, du corps et de la vie psychique. Freud n’oppose pas esprit/corps et psyché/soma. Il fait plutôt du corps un vaste champ signifiant, ce que tenta de reformuler Lacan à partir de Freud. Freud dans son approche de l’hystérie, a pu découvrir dans les syndromes de conversion une traduction quasi littérale de ce qui avait été refoulé, passé aux oubliettes.
Tel l’exemple dans les Études sur l’hystérie de cette jeune femme Elisabeth Von R., qui se consacrait à soigner son père, malade. À cette époque, était apparu des douleurs dans la jambe droite. Freud cherche à retrouver la première apparition des douleurs.
Elle va se remémorer un épisode d’amour déçu. Un garçon la raccompagne d’une sortie, elle éprouve un vif désir. À son retour, elle trouve son père aggravé, elle ressent une culpabilité de s’être consacré à son propre plaisir. Ses devoirs de garde malade s’opposent à ses désirs érotiques.
Deux ans après la mort de son père, les douleurs réapparaissent, il lui est même impossible de marcher. Elle ressent des douleurs à la cuisse droite à l’endroit même où son père posait sa jambe enflée chaque matin.
Elle se remémore un épisode où elle est en promenade, son beau-frère l’accompagnant, elle se rappelle son envie du bonheur conjugal de sa sœur. Sa sœur avait insisté pour que son mari l’accompagne. Le lendemain du départ de sa sœur et de son beau-frère, elle retourne sur le site de la promenade. Puis surgit un événement qui vient accoler les deux événements. Elle a des nouvelles alarmantes de sa sœur, elle s’imagine le pire, mais au même instant l’idée la traverse que le beau-frère est libre et qu’elle pourrait l’épouser. Elle se défend de cette représentation insupportable, se produit la conversion d’une excitation psychique en un symptôme physique. La tendre inclination pour le beau-frère est refoulée, ne devient plus disponible à la conscience.
Un autre jour, elle évoque une méditation où elle a éprouvé le désir ardent de trouver le même bonheur que sa sœur, et les douleurs s’installent dès lors définitivement. Toute à la culpabilité de sa pensée, elle déclenche pour refouler celle-ci une paralysie de sa cuisse.
Enfin, lorsque sa sœur décède, une vision fugace de cet homme libre qu’elle pourrait épouser surgit.
Le point culminant des tendances érotiques est le même que celui des douleurs, et surgit lors de la fréquentation du beau-frère. Lors de la cure, la résistance est qu’elle rejette l’idée intolérable lors des associations.
Freud va commettre ensuite l’erreur de parler à la mère, transmettant ensuite à Élisabeth ce que la mère a dit. Ils ont tous deux l’idée de la rapprocher du beau-frère. Élisabeth retombe malade, disant que Freud l’a trahie.
Il existe une révolte du moi contre la représentation, d’où une conversion, qui se fait sur la charge affective du désir. L’amour éprouvé devient une représentation dénuée de puissance. Freud décrivait deux formes différentes de conversion:
La conversion par symbolisation (se réfère à un signifiant) La conversation par associations d’idées, identification, suggestion.
Heureux sont les parleurs, car ils ont l’œil clairvoyant et traverseur de corps, et fouilleur d’épaisseurs! » écrit JF Beauchemin. Le travail de parole permet la transformation d’affects en phonèmes. Le mot communique l’affect et la représentation de l’affect. Ce qu’on appelle le Vorsgellung représentant. Faute d’une symbolisation dans le langage, le corps est souvent le repère structurel de nos symptômes, le révélateur de la compulsion de répétition signifiante.
« Fou ce corps qui tremble privé d’oreilles pour l’entendre. » fait dire Pascal Henry a une de ses actrices dans sa nouvelle mise en scène: « Ce qui n’a pas de nom ».
La personne hystérique révèle qu’un conflit psychique refoulé peut trouver une traduction symbolique dans le corps. Le langage devient un lieu de symbolisation corporelle, le corps est parlant.
Freud écrit « (…) le refoulement hystérique a lieu manifestement à l’aide de la « formation de symbole » ».
Jacques Lacan disait dans séminaire SXX « Le réel, c’est le mystère du corps parlant, c’est le mystère de l’inconscient » et parlait de faire résonner le signifiant dans le corps.
L’angoisse et la pulsion sont entre l’affect et la représentation de celle-ci (le mot communique l’affect et la représentation de celle-ci.). Anne Ermolieff a appelé cela le mystère du corps parlant Le corps pulse de ses pulsions.
Ce sont bien les pulsions qui agissent la compulsion de répétition. Le déterminisme psychique dit que les symptômes n’arrivent pas par hasard. Un désir ou un besoin, s’est heurté à un impossible, et les réminiscences sont comme des résurgences de ce qui n’a pas pu s’écouler. Alors comment parler du corps sans parler de jouissance (terme lacanien) et de pulsions (terme freudien), la jouissance étant un terme englobant en partie les pulsion
Le symptôme corporel est comme une limitation à la jouissance. Le corps étant le lieu d’éprouvé de la douleur et de la jouissance? Mais la notion de corps, loin d’être monolithique, est plutôt polysémique. Le corps est n’est pas qu’une image anatomique et représentative du sujet.
Le stade du miroir (Wallon 1931, repris et densifié par Lacan en 1936.) nous rappelle que le sujet se découvre dans une certaine fiction, une représentation de lui-même.
La notion du corps n’est pas homogène. Il existe une dimension imaginaire, dans une certaine fiction, une dimension symbolique, le corps étant une trace de l’histoire du sujet, et une dimension réelle, c’est le corps de la jouissance et de son impossible. Il existe souvent une opposition farouche entre les adeptes du corporel et les adeptes de la pensée. Le corpus sano, notre société de marchandising et d’hyperconsommation sait nous le vendre. Comment se faire du bien, alors qu’il est parfois si bon de se faire du mal? Les personnes âgées à qui on dit :  » vous vous n’avez droit ni au sel, ni au sucre à cause de votre HTA et de votre diabète. » Cela ne donne envie que de désobéir. Et le malsain, la part obscure, alors, le pulsionnel, on le canalise, on l’éradique, on le dénie?
Quand la jouissance est à l’orée du bois, toutes les techniques du bien et du think positif finissent par tomber sur le loup, le loup de la jouissance? Le corps en anglais se dit body mais aussi corpse et veut dire cadavre. À propos de cette suprématie de la jouissance du corps, que peut-on dire? La symptomatologie a changé de représentation depuis le XIXème, mais sur ces corps il continue d’exister des traces de rencontre avec la douleur ou la jouissance. Et à ce jour, les mécanismes de résistances à la psychanalyse n’ont jamais été aussi fort, dans une société du consommable où le patient attend un bénéfice immédiat et à moindre effort de sa rencontre avec le psy. C’est le « Nettoyage émotionnel rapide sans effort », dont on nous fait l’article sur la toile.
Nous voulons des réponses immédiates et au moindre coût. Combien vendent les thérapies brèves, des méthodes courtes qui vont épargneront d’identifier nos névroses.
Je prendrais pour exemple les personnes souffrant d’addiction qui viennent régulièrement mettre en échec ce que nous pouvons tenter d’inventer avec elles.
Dans l’addiction, prendre à bras le corps est une tentative d’apaiser le feu. Mais il restera toujours des braises de jouissance qui seront prêtés à rallumer la flamme destructrice dans le corps. Prenons une situation clinique:
Des trentenaires en ascension sociale qui ne rêve que de rails de coke pour sortir de leur morosité et atteindre le nirvâna de la jouissance.
Ni la tête, ni le corps ne veut lâcher la poudre magique malgré les lendemains qui déchantent. C’est bien une explosion de jouissance qui est recherché, un dépassement des limites et du réel du corps.
Un autre exemple clinique: un patient quand il boit, c’est une quantité grotesque de whisky. 1 à 2l, d’une seule traite (!) afin que le liquide enflamme tout son tube digestif, d’en haut jusqu’en bas, et sa tête avec. Sevrage, reprise du sport, sophrologie, et chimie, tout est en place et nécessaire.
Mais la seule chose qu’il fuit vraiment, c’est sa jouissance. Ancien toxicomane, ancien grand reporter, il revient sur les scènes des blasés de la jouissance (d’autres grands reporters comme lui blasés de tout parce qu’aussi détruits que lui de ce qu’ils ont vu de l’horreur humaine). Les émotions fortes, il les recherche et les redoute, mais elle réveille ses émotions et son appétence à jouir.
Alors quand il est blasé, que la vie ne nourrit plus cette part-là en lui, il boit, pour remplir le trou, la béance ouverte en lui.
Le corps s’exprime moins dans les conversions classiques du XIX ème siècle, mais dans une symptomatologie variée: épuisement, burn out, dépressions, addictions, ou encore des symptômes que j’appellerai de « barrière contre la jouissance »: anorexie, affichage publique d’asexualité, ou encore ce symptôme étrange dont on m’a parlé récemment qui prend la forme d’un choix assumé de se faire stériliser pour ne pas avoir d’enfants, jamais. Nous sommes dans une tentative de jouissance asexuée.
Vous trouverez plusieurs articles sur  » Ces femmes qui choisissent de se faire stériliser. »
Nous reprendrons également le cas Anna O. pour éclairer les concepts.

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