A propos des pratiques singulières de l’analyste qui ne sont pas des cures

Mon titre utilise une périphrase pour dénommer tout un pan important de ce qui fait le travail quotidien, l’ordinaire de beaucoup d’entre nous dans les institutions de soins comme dans les cabinets libéraux.

Ces pratiques concernent des sujets constituant un champ clinique très large, hétérogène à plus d’un titre. Comment le spécifier ? Deux catégories cliniques peuvent être différenciées, qui ne s’excluent pas forcément et peuvent éventuellement se recouper. L’une concerne la demande, l’autre, la structure. Pour la première catégorie, il y a eu formulation d’une demande d’aide par la parole, mais pas une demande de cure, pas même une demande de travail psychanalytique. En majorité, ces sujets ne sont pas dans un transfert sur la psychanalyse, et même ils n’en connaissent que très peu de choses. Est-ce cette particularité dans une clinique de la demande que cherche à dénommer ce terme de « tout venant de la demande « ? Ils en sont au tout début d’un travail sur eux-mêmes, qu’il s’agira de soutenir voire d’initier. Pour la deuxième catégorie, celle qui a rapport à la structure : états limites, sujets mélancoliformes, pour certains posant la question de la psychose… l’errance est au-devant de la scène. La précarité, la perturbation du lien à la parole ont requis un dispositif et une méthode autres que ceux de la cure.

Il a pu y avoir une certaine tendance à mésestimer, à méjuger ces pratiques car elles ne sont pas de l’ordre de la cure analytique pure. Ainsi, un exemple entre autres : la traduction erronée et dépréciatrice du texte de Freud sur sa métaphore de l’alliage or-cuivre, « or » pour la psychanalyse pure et « cuivre » pour la suggestion. Je cite : « Tout porte à croire que, vu l’application massive de notre thérapeutique, nous serons obligés de mêler à l’or pur de la psychanalyse une quantité considérable du plomb de la suggestion directe »(1). Le plomb est un métal autrement plus trivial que le cuivre et qui curieusement ne peut pas facilement s’associer à l’or.« Les pratiques singulières de l’analyste qui ne sont pas des cures »

Une telle périphrase m’a paru nécessaire au regard du côté insatisfaisant des termes habituellement utilisés.

Et plus particulièrement, le plus fréquent : psychothérapie. Son ambiguïté est aujourd’hui réactivée par la nécessité politique de raviver la différence et de dissiper les confusions éventuelles entre les psychothérapies fondées sur la suggestion, légalement contrôlées, et la psychanalyse. Ce terme avait pourtant l’avantage d’un usage consacré par la tradition pour tout travail basé sur la relation. Afin que la dimension psychanalytique ne soit pas oubliée, il bénéficiait souvent d’une adjonction : psychothérapie psychanalytique, d’inspiration psychanalytique… faite par un analyste. Historiquement, ce terme était apparu au XIX e siècle avec les cures magnétiques de Mesner, pour caractériser toute méthode de traitement psychologique. Freud, après la parution des «Etudes sur l’Hystérie «en 1895, pour marquer l’originalité de sa nouvelle approche et sa rupture avec les méthodes en cours à l’époque : l’hypnose, la suggestion et la catharsis dont il avait expérimenté les limites… inventait le terme «psycho-analysis », qui devint «psychanalyse». Il semble que psychothérapie et psychanalyse aient cohabité indifféremment sous sa plume jusqu’en 1920. Le premier a finalement était abandonné, la nécessité étant apparue d’affuter les dénominations pour repréciser les enjeux: maintenir l’existence de l’inconscient, l’importance de la sexualité et particulièrement la sexualité infantile, et surtout, rappeler la dimension de recherche de la méthode. Les tentatives faites par quelques-uns des élèves de Freud, d’aménager les paramètres de la cure dans le but d’avoir plus d’efficacité thérapeutique … ces tentatives menaçaient d’engendrer une dilution fatale. La dimension de suggestion de la relation reprenait alors le dessus au détriment de celle d’exploration des éléments inconscients occasionnée par la règle fondamentale. L’analyse est avant tout un travail de recherche et les effets thérapeutiques sont comme Freud le rappelle « un gain marginal » ou «un effet secondaire». Ce que Lacan a repris dans son aphorisme « La guérison vient de surcroît ».

Le thème de nos journées de travail est « l’acte analytique et la diversité des pratiques de l’analyste ».

En ce qui concerne l' »acte analytique : « Est -ce le nom de ce qui singularise la psychanalyse et la différencie des psychothérapies ? Est-ce l’effet de l’interprétation ?

Ainsi, une intervention portant sur un signifiant ébranle sa signification habituelle, opère une coupure de l’unique lien de sens qui existait, et alors, se produit de l’équivoque. Il y a ouverture à une polysémie, à de nouveaux liens associatifs.

Comme le sujet consiste de son lien à la parole, cet « acte », parce qu’il produit de nouveaux frayages, lui permet d’enrichir sa dimension de parlêtre.

Les significations du signifiant concerné, antérieurement fixées en un sens univoque faisaient fantasme. Elles soutenaient symptômes et comportement répétitifs.  L’«acte» opère coupure et ouverture dans cette univocité et va ainsi, indirectement, produire des modifications cliniques. On peut donc en attendre des changements thérapeutiques : amélioration, allègements des symptômes et dégagement des répétitions.

L’« acte» serait-il donc ce qui spécifierait l’analyste et l’interprétation le seul mode d’intervention qui vaille. Déliaison, coupure … Or pour qu’elles existent, la déliaison, la coupure, ne faut-il pas d’abord en amont qu’il y ait eu liaison, nouage ? Ce qui n’est pas le cas pour certaines structures où l’errance du sujet prend le devant de la scène. Dans cette optique, il existe d’autres modalités d’intervention importantes, en particulier celles qui participent de la « construction ».

Le texte de Freud « Constructions dans l’analyse » (2), la présente comme une intervention qui pallie à la panne de la remémoration. Résultat de l’invention d’un pan manquant de l’histoire du sujet, elle vise à transmettre un fragment de savoir. Il s’agit d’une intervention qui se présente comme une fiction, dont la fonction est alors opératoire. Elle permettrait alors, finalement au même titre qu’une interprétation, d’avoir des effets de relance du discours.

Une lecture féconde de cet article de Freud peut être promue, suscitant ainsi le recours à de nombreuses modalités d’interventions à partir du moment où l’énoncé transmis est présenté non comme une vérité mais comme une association d’idée, comme une fiction. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’influencer, de faire œuvre de suggestion mais bien de proposer des mots, des représentations possibles quand elles manquent.

Peut-être, le point essentiel de ce qui est alors opératoire, réside-t-il dans les effets de nomination de l’usage de certains signifiants, qui apparaissent dans l’énoncé- même de la construction ?

Et ceci, à l’instar de ce que nous avons vu dans le premier exemple donné par Freud dans l’article cité : s’adressant à un patient, il évoque une modification des sentiments de celui-ci vis-à-vis de sa mère. Ils seraient devenus « ambivalents » du fait que, après la naissance d’un petit frère, elle ne se consacrait plus exclusivement à lui. Ce terme « sentiments ambivalents « parce qu’il évoque des affects et même des affects négatifs, constitue une reconnaissance de ceux-ci, et en même temps qu’il les nomme, les autorisent. Ainsi ils peuvent devenir des objets de pensée.

A l’instar également de ce témoignage d’un collègue évoquant une analysante qui, à la fin de sa cure, avait révélé qu’un tournant important dans son travail avait été produit par une intervention particulière de son analyste. Lorsque celui-ci lui avait dit « votre mère vit une dépression ».

L’analyste qui occupe dans le transfert la position de Grand Autre, lieu du trésor des signifiants peut faire entendre des mots qui sont des propositions de dénominations. Dénominations pour des éléments du monde intérieur, celui des pulsions et des affects, et aussi, pour des éléments de la réalité extérieure, de l’histoire personnelle. Ces mots lui sont d’abord venus à lui, en tant que sujet, fruits du travail de son inconscient à partir de son écoute, à partir de sa « Troisième Oreille «. Dans le transfert ( peut-on dire dans le contre-transfert? ) des éléments discrets ont été perçus, des représentations se sont mises en forme, des articulations ont été saisies.

Autre occurrence où le psychanalyste peut transmettre des mots : quand il s’agit de nommer les questions que le sujet a à se poser quant à ses symptômes, afin qu’il ait la possibilité de les identifier et de les interroger. Ainsi par exemple : les répétitions dans l’existence, actes, comportements, choix, voire situations singulières dont la fréquence apparaissait comme effet du hasard ou d’un destin malheureux. Étape importante qu’il y a lieu d’accompagner, voire d’initier car elle introduit au travail de recherche du sujet sur lui-même, à l’exploration des significations cachées, aux découvertes engendrées par la libre association dans la parole. En cela, elle constitue un début de cure.

Au-delà de ce qui est transmis en tant qu’énoncer, il y a toute l’importance et la portée du fait de parler au sujet. Quand, pour certains, l’instauration du lien social a été gravement perturbée, voire empêchée par la mise transférentielle brouillée qui joue dans toute rencontre, il s’agit d’en créer la possibilité. En faire le destinataire d’une parole, le reconnaître comme lieu d’adresse, confère au sujet le statut inédit d’objet d’intérêt et d’attention, et donc, d’auteur possible d’une parole singulière. C’est finalement adopter une attitude assez active. En cela bien différente du paradigme traditionnel de silence et de retrait. Quand un sujet se vit comme un déchet ou pire comme inexistant, le confronter dans la relation à une mise à distance par l’autre ne peut que raviver l’ « hilflosigkeit », que raviver sa détresse. Ce risque a été bien repéré par Férenczi, je cite : «La répétition en analyse, pire que le traumatisme d’origine « (3). Celui-ci étant entendu par lui comme la carence de l’objet primitif, cette non-réponse de la Mère qui a pu avoir des conséquences désastreuses.

Dans cette perspective le dispositif du face-à-face peut se révéler précieux. L’attention bienveillante qui se transmet dans les regards échangés, permet que soient mis à l’écart des fantasmes négatifs importants. Si les idées de condamnation, de réprimande, voire de persécution, sont encombrantes, l’expression est impossible. Pour certains une réassurance constante est indispensable. Et en même temps, cela va contribuer à ce que s’instaure, peu à peu, un investissement narcissique qui permettra une prise de parole plus autonome.

 

La diversité des pratiques témoigne d’une inventivité sollicitée par la diversité des demandes et la diversité des structures psychopathologiques. Elle procède d’une adaptativité créative, constamment exposée au risque de la dilution des enjeux éthiques…une nécessaire « élasticité », pour reprendre la formule de Férenczi, je cite : « mais sans abandonner la traction dans la direction de ses propres opinions » (4).

Notes:

(1)  » Les Voies Nouvelles de la Thérapeutique Psychanalytique  » (1919) in « La Technique  » PUF p.141
(2) « Résultats, Idées, Problèmes « (1937) Tome 2 PUF p.269
(3) « Réflexions sur le traumatisme  » (1932) in Tome IV des Oeuvres Complètes Payot p.139
(4) « Elasticité de la Technique Psychanalytique  » (1928) in Tome IV des Oeuvres Complètes Payot p.82

 Michel Lehmann

Grenoble, Le 10 mai 2016




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