Michel Lehmann – mars 2020
Tout d’abord, je remercie Edith Beguin et Françoise Guillaumard de m’avoir invité à intervenir dans cette journée de la Société de Psychanalyse Freudienne. Et ainsi de m’avoir donné l’occasion de mettre un peu d’ordre et de clarté dans mes idées autour de la littérature et ceci à propos d’un de ses représentants contemporains : Michel Houellebecq.
Je vais vous parler de son dernier livre : Sérotonine, qui a été publié il y a maintenant un an. Dans ce roman, nous avons affaire à un texte écrit à la première personne du singulier, long monologue proféré par un personnage incarnant le héros houellebecquien auquel l’auteur nous a maintenant bien accoutumé : un homme blanc, la quarantaine légèrement dépassée, d’un niveau socio-professionnel moyen supérieur, célibataire quoique possiblement en couple, déçu par son existence et grandement dépressif.
Prendre un livre comme document clinique pour servir de base à un exposé public a des avantages :
Mais cela a aussi ses inconvénients :
Donc, comme s’il s’agissait d’un cas clinique que je déploierai devant vous, je vais vous exposer mon résumé de ce roman.
Dans le présent de la narration, Florent Claude Labrouste se présente comme un homme en échec. Dans sa recherche pour se faire une place satisfaisante dans la vie, il a finalement « terminé dans la tristesse et la souffrance »2. Pour les atténuer et non les supprimer, son seul recours est l’utilisation d’un antidépresseur : le Captorix. Il va revenir sur les évènements qui l’ont amené là. Leur évocation au cours de retours en arrière, couvriront deux périodes historiques : l’une proche et l’autre plus lointaine, séparées par une quinzaine d’années. Un tel laps de temps représente l’intervalle entre la fin des études, époque de la plénitude de l’enthousiasme d’une jeunesse, confiante dans ses possibilités futures de réalisation et le bilan final de la fin des illusions.
L’histoire proche commence en Espagne, dans une station naturiste où réside le héros. Il fait la rencontre émouvante de deux jeunes femmes, jolies et court vêtues…Elles vont durablement alimenter des fantasmes érotiques représentant ce qui désormais va lui être de plus en plus irréalisable.
Il attend Yuzu, sa compagne japonaise qui doit le rejoindre en avion. Leur relation est terminée et il ne sait comment concrètement y mettre fin. Elle était basée sur une forte entente sexuelle mais il n’y avait pas d’amour, ni même d’affection, de tendresse. Il s’était mépris, ayant pris un attachement à sa personne pour autre chose que cela ne s’est finalement révélé : un attachement à son porte-monnaie. Il la décrit comme une figure de mode sans aucune dimension intérieure, n’existant que dans une image raffinée d’elle-même et aussi, paradoxalement, dans des pratiques libertines extrêmes. En toile de fond, apparait la référence à son grand amour, Camille, modèle d’une femme sensible, vibrante, rayonnante de désir de vivre. Il n’y avait aucun lien de parole avec Yuzu et lorsqu’il décida réellement de la quitter, il ne sut comment lui en parler.
C’est alors qu’il a l’idée de devenir un « disparu volontaire ». Ce statut le happe, le fascine. De même qu’il quitte sa compagne, il quitte son appartement dans un beau quartier parisien, et aussi il quitte un travail qui ne lui apportait plus de satisfaction. Expert au Ministère de l’Agriculture, il a fait l’expérience de l’inutilité de sa fonction face aux pouvoirs politiques et économiques. Il a alors l’idée qu’en effaçant les paramètres de sa vie passée, il va pouvoir retrouver ce qu’il a perdu : un sens à sa vie, un bonheur de vivre, le désir de quelque chose… qu’il va pouvoir rebondir, comme on dit.
Aussi, nous apprenons qu’il avait été enfant unique de parents très liés. Leur amour exclusif, l’un pour l’autre, avait constitué comme « un cercle magique »3 qui le laissait en dehors. Et lorsque son père apprit qu’il était atteint d’un cancer en phase avancée, ils prirent tous les deux la décision de se suicider, ensemble.
Florent Claude a donc tout quitter. Il lui faut un toit, bien sûr. Alors il trouve un hôtel : l’hôtel Mercure de la rue de la Sœur Rosalie, éloigné de son ancien quartier et surtout acceptant les fumeurs. Mais son humeur se dégrade. Il se dit triste et sans désir. Et une incapacité nouvelle à prendre soin de son corps l’inquiète car cela lui fait courir le risque que de mauvaises odeurs le stigmatisent. Finalement il se décide à agir et va consulter un psychiatre. Le rendez-vous ne se passe pas bien. Il ne se sent pas accueilli avec bienveillance. Pourtant, il emporte l’ordonnance d’antidépresseur qui lui est alors donnée : du Captorix, un psychotrope qui agit sur l’humeur en augmentant le taux sanguin de sérotonine. D’où le titre du roman. En prenant cette médication Florent Claude va retrouver le souci de l’hygiène. Mais le Captorix a des effets secondaires, conséquents : les nausées, la disparition de la libido, l’impuissance.
Il évoque ses histoires d’amour et d’amitié :
Plus d’une dizaine d’années ont passé et il reprend contact avec elle. Marquée physiquement par un éthylisme avancé, elle témoigne de l’échec de ses ambitions artistiques. Elle survit en animant des ateliers théâtre pour des chômeurs de longue durée, « cela marchait en tout cas mieux que des psychothérapies » dit-elle 7. Un échange n’est pas possible et c’est avec cynisme et ironie que le narrateur décrit son ancienne compagne.
Nouveau saut dans le temps et retour au présent, le Captorix s’est avéré efficace. Le narrateur écrit :« Grâce à lui ma vie sociale était maintenant dénuée de tout heurt, j’opérais chaque matin une toilette minimale mais suffisante et je saluais avec chaleur et familiarité les serveurs du (bar) O’Jules » 8. Confronté à la nécessité de renouveler son ordonnance, anxieux à l’approche des fêtes de fin d’année qu’il va devoir affronter dans la solitude et ne désirant pas revoir le psychiatre prescripteur, ni aucun autre car « les psychiatres en général me débectaient » écrit-il9, il pense au Dr Azote. Dans le passé, il avait consulté une fois ce médecin généraliste, qui lui avait laissé un très bon souvenir. Le Dr Azote l’accueille avec empathie, l’écoute évoquer ses difficultés et sa peur de cette période de fin d’année. Et très bizarrement, comme réconfort, comme solution pour traverser ces jours particuliers sans trop de souffrance, il lui recommande d’aller en Thaïlande, afin de profiter des prestations de jeunes prostituées.
Le cabinet de ce médecin était proche de la Gare Saint Lazare. Ce lieu fait remonter un ensemble de souvenirs puissants autour de Camille, l’amour de sa vie. Il écrit : Dans cette gare Saint Lazare, elle « m’avait attendu, au bout du quai 22, tous les vendredis soir, pendant presque une année, alors que je revenais de Caen. Dès qu’elle m’apercevait, trainant mon “bagage cabine” sur ses pitoyables roulettes, elle courait vers moi, elle courait le long du quai, elle courait de toutes ses forces, elle était à la limite de ses capacités pulmonaires, alors nous étions ensemble et l’idée de la séparation n’existait pas, n’existait plus, cela n’aurait même eu aucun sens d ‘en parler » 10 .
Plus jeune d’une dizaine d’années, alors élève vétérinaire, Camille était venue à Caen pour faire un stage. Florent Claude avait été chargé de l’accueillir à son arrivée et ce fut comme une sorte de coup de foudre. Ils se rapprochèrent véritablement quelques temps après. Alors, épouvantée par la vision cauchemardesque d’un atroce élevage industriel de poulets qu’elle venait de visiter, elle avait eu besoin de réconfort. Ils vécurent ensemble. Et Florent Claude écrit « Camille avait des notions sur la manière de vivre, on la plaçait dans un joli bourg normand perdu en pleine campagne, et elle voyait tout de suite comment tirer le meilleur parti de ce joli bourg normand ». Puis ils revinrent à Paris, elle, pour poursuivre ses études et lui pour prendre un autre emploi. Je cite : « Dans les services de l’administration centrale en relation étroite avec Bruxelles, c’était là qu’il fallait que j’aille si je voulais faire entendre mon point de vue ». En effet, « à la DRAF (direction régionale de l’agriculture et de la forêt), j’avais pris conscience des limites étroites de mes possibilités d’action… » 11… Et par la suite, il put se rendre compte également de ce que « le nombre d’agriculteurs était simplement trop élevé pour inverser la tendance au déclin » 12et que, là aussi, il ne pouvait rien y faire.
Et puis il eut une aventure. Camille le découvrit et, désespérée, le quitta. Malgré son désir, Florent Claude ne put, ne sut la retenir. Il ne trouva pas les mots pour cela et, sans doute, y renonça trop rapidement.
Retour au présent…
Les fêtes de fin d’années approchent. La solitude devient plus pesante, plus douloureuse. Florent Claude envahi par la nostalgie de sa vie avec Camille prend la route pour revoir la région d’origine de celle-ci. Ainsi, il se retrouve dans le village de ses parents à elle. Leur tranquille bonheur conjugal, l’atmosphère familiale chaleureuse qu’il y avait rencontrés lui avaient servi quelques temps de modèle.
Son errance l’amène alors à rendre visite à son ami Aymeric dans sa propriété familiale : un château, assemblage de bâtiments disparates et un ensemble de bungalows destinés à la location saisonnière, donc vides à cette période de l’année. Une dizaine d’années ont passé depuis sa première visite. A présent, le moral du noble est au plus bas : quoiqu’il fasse il perd de l’argent et est obligé de vendre des terres pour s’en sortir. Sur le plan familial, les choses sont allées très mal :sa femme l’a quitté pour un pianiste. Elle est partie vivre à Londres avec ses deux filles. Par ailleurs, Aymeric est fasciné par les armes à feu et passionné par le tir sportif. Il transmet cet intérêt au narrateur qui, dans cette activité, trouve pour la première fois un apaisement.
Ému par la situation de son ami, Florent Claude cherche une argumentation pour lui permettre d’imaginer une issue. Il finit par lui dire crûment que l’existence économique des agriculteurs français est condamnée, qu’il devrait renoncer et repartir sur un autre projet complètement différent mais viable.
L’aristocrate paysan est fortement engagé dans les luttes syndicales des agriculteurs. Ceux-ci sont désespérés. Dans une manifestation très violente, ils bloquent l’autoroute de Paris avec deux immenses machines agricoles auxquelles ils finissent par mettre le feu. Ils sont armés face aux CRS également armés. Et finalement, alors au-devant de la troupe de paysans, Aymeric retourne son arme contre lui et se tire une balle dans la tête.
Florent Claude a perdu son seul ami.
Dernière étape de son errance, Il retrouve la trace de Camille. Elle a un cabinet de vétérinaire dans un village paisible, peu éloigné de chez ses parents. Elle vit seule avec son fils dans une petite maison isolée, au bord d’un lac. En se cachant il passe quelque temps à l’observer, à la surveiller. La situation lui permettrait d’imaginer concrétiser ses désirs d’une reprise possible de la vie de couple. Très curieusement, cela ne lui semble envisageable qu’à la condition étrange de faire disparaitre l’enfant. Ainsi, face au chalet de Camille, armé de sa carabine, il se retrouve allongé sur une terrasse, le petit garçon dans sa ligne de mire. Il est cependant dans une incapacité totale de faire feu. Tout retour vers Camille lui parait alors impossible.
Finalement, il revient à Paris, à l’hôtel Mercure de l’avenue de la Sœur Rosalie. Il revoit le Docteur Azote qui lui dit qu’il est « tout simplement en train de mourir de chagrin », qu’il est terriblement stressé et aussi que « les antidépresseurs ne peuvent pas tout faire ». Et même dans son cas, ils favorisent une augmentation hormonale qui allait le rendre obèse, ce qui, à plus ou moins long terme, risquait fort de produire une maladie mortelle. Donc il lui conseille de, progressivement, les arrêter. Et à nouveau, il suggère comme « thérapeutique », de recourir à des services sexuels tarifés. Il lui donne une liste de trois noms de call-girls… des adresses de confiance13.
Enfin, dernière agression de la réalité, son hôtel devait passer aux nouvelles normes et devenir 100% non-fumeurs. Il lui fallait trouver un autre lieu d’hébergement, tolérant son tabagisme. Il emménage finalement dans une tour entre la porte de Choisy et la porte d’Ivry. « Habiter dans une de ces tours c’était habiter nulle part »14 écrit-il. Il envisage alors un suicide par défenestration, qu’il projette de réaliser quand il aura dépensé tout l’argent qui lui reste.
Étrangement, le livre se clôt sur une référence au Christ, à Dieu comme source et objet d’amour inconditionnel… dont la présence est assurée. Le seul…
Ce roman m’a plu. J’ai eu du plaisir à le lire et aussi je l’ai trouvé intéressant. Je l’ai choisi pour vous en parler car il m’a semblé à la fois d’une grande justesse clinique et d’une grande richesse. Il a rencontré chez moi un certain nombre de questions qu’il a illustré et fait rebondir.
Questions cliniques :
Questions pratiques :
Et également : Question socio-culturelle :
Et aussi, pourquoi est-il autant controversé ?
Le personnage central, Florent -Claude Labrouste est le héros houellebecquien typique ou plutôt un anti-héros. Si nous utilisons la nosographie psychiatrique contemporaine, nous le diagnostiquerions comme affecté d’un « état dépressif caractérisé ».
« État dépressif caractérisé » car ses symptômes répondent aux critères définis par la CIM10 (classification internationale des maladies) :tristesse inhabituelle ; perte de plaisir ;incapacité d’accomplir les actions de la vie quotidienne comme se lever, aller travailler, se faire à manger, se laver ; fatigue ; pensées suicidaires ; diminution importante de l’estime de soi.
Nous avons là une description d’une réalité sociale contemporaine : selon l’OMS, 17% des français présentent au moins un état dépressif au cours de leur existence.
Il y a quatre histoires, quatre destins. Autour de Florent Claude, personnage principal, il y a Claire, la comédienne, Aymeric, l’aristocrate paysan, et Camille la vétérinaire. Trois d’entre eux rencontrent des impasses majeures dans leur vie : l’idéal de leurs débuts, tel qu’il s’était constitué lorsqu’ils étaient jeunes adultes, n’a pas pu se réaliser. Quinze ans après, ils sont en échec. Seule Camille, semble avoir trouvé une place qui lui convienne.
Ce ratage est décrit comme l’impossibilité d’inscrire dans la réalité les vœux de réussite tels qu’ils apparaissaient à la fin de la période des études, à l’aube de la vie d’adulte. Ils concernent les réalisations professionnelles, avec leur différente facette entremêlée d’ambition, d’intérêt, de gain financier, de satisfactions. Et aussi, bien sûr, ils concernent l’épanouissement amoureux.
Pour chacun des personnages, le fantasme de réussite est bien décrit et les circonstances de son échec également.
Pour Claire : elle aurait voulu faire une carrière de comédienne, d’actrice, dans un style populaire. Mais son physique de blonde, un peu froide correspondait plus aux canons esthétiques d’œuvres intellectuelles qui ne l’intéressaient pas.
Quant à l’amour, après la fin de sa liaison avec le narrateur, elle a eu plusieurs amoureux qui se sont révélés plus intéressés par son appartement que par elle-même.
Pour Aymeric : habiter un domaine agricole qui associerait une entreprise d’élevage à une vie familiale harmonieuse. Le prix du lait, du fait de la politique européenne et de la concurrence internationale, faible et en baisse constante, ne lui permet pas l’équilibre financier. Le souci économique constant assombrit l’ambiance familiale et sa femme finit par le quitter avec ses deux filles.
Le personnage principal, lui, recherche avec une certaine persévérance une place professionnelle épanouissante, n’hésitant pas, plusieurs fois, à en changer. Sortant d’Agro, grande école d’agronomie, il travaille d’abord chez Monsanto, avant de se rendre compte que ce n’est pas en accord avec ses principes éthiques. Il démissionne et va défendre les fromages normands à l’international. Mais cela ne marche pas. En particulier, l’importation des fromages au lait cru venait d’être interdite aux USA. Il se rend compte que le véritable pouvoir est à Bruxelles et finalement il va se faire embaucher au ministère de l’agriculture pour tenter de faire entendre son point de vue15 en tant que conseiller des négociateurs français au Conseil de l’Europe. Il expérimente finalement une impossibilité de mener à bien quoique que ce soit dans la défense des intérêts de l’agriculture française. Son espoir, son ambition de devenir un acteur un peu efficace sur un point même mineur de la réalité de l’économie agricole se confronte à des limites indépassables, extérieures à ses possibilités de maitrise.
Si l’échec dans la vie professionnelle apparait bien lié à des facteurs externes, le narrateur reconnait ses propres responsabilités dans le naufrage de ses amours. « Il a trahi l’amour » comme il l’écrit. Il a trompé les deux femmes qui ont véritablement eu de l’importance : Erika et surtout Camille.
Pour ces trois personnages, il y a une impossibilité de trouver du sens à l’existence en dehors d’un accomplissement rigide du fantasme idéal. Après tout Claire pourrait trouver de l’intérêt et de la valeur dans ses cours aux chômeurs, Aymeric, ingénieur et propriétaire terrien pourrait exercer ses aptitudes dans d’autres domaines comme d’ailleurs le lui suggère Florent Claude et celui-ci pourrait rebondir sur d’autres projets. Ils sont trop inféodés à ces identifications imaginaires et ne peuvent se ressentir existants quand elles ne sont pas reconnues dans la réalité, dans la société. Une mobilité de sujet leur manque. Pourquoi ? Peut -être un élément de réponse est-il donné par ce qui est dit pour eux trois de leur environnement familial lorsqu’ils étaient enfants ? Atmosphères conflictuelles, contraintes, voire rejetantes… peu propices aux interactions , aux échanges de parole. Or ceux -ci sont indispensables au petit enfant pour faire avec ses expériences multiples et diverses et se sentir vivant. Assurément la parole n’est pas investie, n’a pas été investie d’une façon suffisante. Souvent Florent Claude assure que les mots lui manquent, que la parole est défaillante, précaire. Et cela dès son enfance. Le couple parental n’était-il pas clos sur lui-même, l’excluant ?
Cela témoigne d’une carence du symbolique qui peut également rendre compte de ce rapport si particulier à la sexualité : très présente et souvent fortement désérotisée. Et la crudité voire l’obscénité de certaines expressions bouscule inévitablement le lecteur.
Camille est différente et sa famille, décrite comme très chaleureuse, l ‘est aussi. Lorsqu’il y a été invité, Florent Claude s’y est bien senti. Et lorsque Camille choisit de s’installer comme vétérinaire, c’est dans un lieu proche de chez ses parents qu’elle ouvre son cabinet.
Voilà pour la psychologie des différents personnages, mais le roman raconte une histoire dans le présent de la narration : celle de Florent Claude, devenu « disparu volontaire », déprimé, en grande crise existentielle qui essaye de trouver auprès de quelques autres un accueil qui lui permettrait de regagner un sens à sa vie. Nous pouvons lire toutes les rencontres qu’il va provoquer comme des tentatives pour trouver une relation où il se sente avoir une place, sa place en tant qu’être singulier. Il est dans la recherche d’un lieu d’adresse…avec toute la polysémie de ce terme : un prochain à qui adresser sa parole et qui lui parlerait, et aussi, qui aurait une présence suffisamment assurée pour offrir un repère stable.
La métaphore en est constituée par tous les lieux d’hébergement qui, successivement, vont l’abriter et qui sont décrits avec précision : cette chambre d’ hôtel si difficile à obtenir , car il y a à se faire accepter avec sa particularité de fumeur… les différentes maisons dont celle de Normandie rendue chaleureuse et vivante par la main de Camille… et les appartements dont celui de la tour de la périphérie de Paris ,celui du « habiter nulle part », où son errance le conduit à la fin.
Pour cette recherche, il va aller frapper à certaines portes :
Finalement, Florent Claude se présente d’une manière assez semblable à ces patients qui viennent nous consulter : déprimées, anxieuses, désarmées devant leur trouble. N’en est-il pas un exemple significatif ? Certes, elles ne sont pas toutes comme lui arrivées déjà à une élaboration conséquente de leurs difficultés : une conscience aigüe de leur inadaptation, des répétitions de situations d’échec et même de leur implication ; ne dit-il pas « les gens fabriquent eux-mêmes le mécanisme de leur malheur »16 ? ; également, elles ne sont pas toutes engagées dans des tentatives énergiques de trouver dans leur environnement une personne qui leur offrirait un lieu d’adresse… mais c’est pourtant ce qu’elles recherchent toutes, même si elles n’en ont aucune conscience.
Et si, comme lui, elles sont en général peu averties de ce qu’est un travail de parole voire de ce qu’est la psychanalyse et de son intérêt, elles ne sont pas pour autant, à son image, dans une méfiance certaine. Ne parle-t-il pas, avec l’ironie habituelle que lui prête l’auteur, du « guignol de Vienne » … n’évoque -t-il pas les ateliers théâtraux comme plus efficaces que la psychothérapie pour le moral des chômeurs de longue durée ? On sait l’auteur hostile à la psychiatrie : « Parler à un psychiatre, ou à un mur » fait-il dire à Bruno dans les Particules Élémentaires17 … et on le sait hostile à la psychanalyse. En effet, sa conception de la douleur humaine comme produite directement par la situation sociale et les conditions économiques exclue toute interrogation singulière. L’histoire individuelle n’aurait pas lieu d’être prise en considération. Dans « Extension du domaine de la lutte », Michel Houellebecq fait dire à une psychologue qui s’adresse au narrateur hospitalisé dans un service de santé mentale « En dissertant sur la société vous établissez une barrière derrière laquelle vous vous protégez ; c’est cette barrière qu’il m’appartient de détruire pour que nous puissions travailler sur vos problèmes personnels »18. Ces propos demeureront inentendus et leur pertinence ne sera perçue ni par le personnage, ni, à fortiori, par l’auteur
Et à la toute fin du livre et de ce qui apparait bien comme une tentative jusque-là, désespérée et en échec de trouver un lieu d’adresse, il y a une rencontre ultime : celle de Dieu. « Dieu s’occupe de nous en réalité, il pense à nous à chaque instant »19 écrit-il. Seul interlocuteur enfin découvert pour une présence fiable et rassurante. Enfin, pas tout-à-fait le seul… car juste avant d’évoquer Dieu, Florent Claude cite une catégorie de personnes auprès de qui il a pu trouver appui et réconfort : les écrivains. En particulier certains d’entre eux, rencontrés à travers leur livre : Gogol et ses « Ames mortes », Conan Doyle et sa série des « Sherlock Holmes », ses nouvelles. Par conséquent, l’auteur, Michel Houellebecq pose ainsi la littérature comme lieu d’hospitalité inconditionnelle pour une subjectivité en souffrance. N’écrit-il pas : les lecteurs ont à « satisfaire à cette simple demande d’un livre posé devant eux : être simplement des êtres humains, pensant et ressentant par eux -mêmes »20 ?
Mais, dans la réalité concrète, objective des relations sociales, toutes les rencontres actuelles n’ont pas pu avoir de lendemain. Elles résonnent avec toutes les rencontres ratées de son histoire. Il ne trouve pas de partenaires réels et personne n’a été en mesure de l’accueillir véritablement. Et lorsque cela est susceptible de se passer, lorsqu’il retrouve Camille, quelque chose en lui l’empêche de réaliser son vœu. Et nous avons là cette scène incroyable et, à priori, incompréhensible : Florent Claude envahi par une envie de meurtre, tenant dans la visée de son fusil, le petit garçon de Camille, vécu comme un rival absolu.
Que répète-t-il ainsi ? Est-ce le rejet de sa personne par ses parents ? On sait qu’ils étaient très amoureux l’un de l’autre, trop unis pour s’intéresser à un tiers, fût-il leur enfant. Est-ce aussi la prégnance d’un tel modèle de couple, fusionnel, binaire, qui l’empêche de concevoir de partager son objet d’amour avec un tiers ?
Cette scène n’éclaire-t-elle pas la structure en jeu dans les deux catégories d’échecs existentiels : professionnels et amoureux ? Dans les deux cas, un fantasme idéal est mobilisé qui ne souffre aucune entame : pas de tiers dans le fantasme amoureux, pas d’approximation et pas de remise en question dans le fantasme professionnel…Identification imaginaire insuffisamment mise à distance par la parole, en grand défaut de symbolisation. Et le petit garçon de Camille ne représente-t-il pas ce fantasme qu’il y aurait lieu de « tuer » par les mots pour libérer le sujet, accéder au désir ? Cette scène m’a rappelé un livre de Serge Leclaire qui avait pour titre : « On tue un enfant ». J’en cite ce passage : « la pratique analytique se fonde d’une mise en évidence du travail constant d’une force de mort : celle qui consiste à tuer l’enfant merveilleux…qui, de génération en génération, témoigne des rêves et désirs des parents ; il n’est de vie qu’au prix du meurtre de l’image première, étrange dans laquelle s’inscrit la naissance de chacun. Meurtre irréalisable, mais nécessaire, car il n’est point de vie possible, vie de désir, de création, si on cesse de tuer ‘’l’enfant merveilleux ‘’toujours renaissant. »21… « His majesty the baby » comme en parlait Freud22.
Comment ce « meurtre » peut-il s’effectuer par le symbolique ? C’est comme effet, toute la question du rôle de l’environnement familial pour l’avènement d’un sujet de désir. Et aussi toute la question de la pratique analytique.
Par ailleurs…
L’individu déprimé soigné par antidépresseur, pour qui ces médicaments sont indispensables au point de ne pouvoir envisager de s’en passer, est dans notre monde contemporain un personnage accepté, médiatisé, insuffisamment voire aucunement questionné. De cela, la comédienne Muriel Robin témoigne ainsi23 : « Je ne peux pas vivre sans antidépresseur mais je pense que c’est moi qui suis normale »24, et : « Je ne suis pas équipée pour faire face à la violence de la société…cela m’étonne les gens qui arrivent à vivre la vie qu’on vit sans rien prendre ».
Est-ce dans la représentation de ce personnage social que résident les raisons de l’important succès des livres de Michel Houellebecq et dans la remise en question de ses bien fondés, en particulier, de la légitimité de l’usage d’antidépresseurs, celui de « Sérotonine » ?
Car ce roman a rencontré son public. Il a eu de l’effet, un effet important.
Comment le comprendre ?
La fonction assignée à la littérature dans le roman lui-même le permettrait-elle ? Le livre comme hôte d’une subjectivité en souffrance, seul refuge dans un monde en désolation, chaotique, voire hostile, déserté des idéologies et dénué de valeurs. C’est là la thèse de Michel Houellebecq.
Et qu’illustre Florent Claude lorsque dans sa quête il a trouvé dans la littérature plaisir, apaisement et réconfort. A la fois dans la lecture de l’ouvrage lui-même et à la fois au-delà dans la rencontre avec son auteur. Je cite : « je lisais… »Les Âmes Mortes » de Gogol… Cette lecture me procurait des plaisirs infinis, jamais peut-être je ne m’étais senti aussi proche d’un autre homme que de cet auteur russe un peu oublié 25.
Il a trouvé un compagnon : Michel Houellebecq parle de « la libre fréquentation d’un ami »26 qui ne peut être que toujours présent. Et également « seule la littérature peut vous donner cette sensation de contact avec un autre esprit humain, avec l’intégralité de cet esprit, ses faiblesses et ses grandeurs, ses limitations, ses petitesses, ses idées fixes, ses croyances ; avec tout ce qui l’émeut, l’intéresse, l’excite ou lui répugne »27. Ainsi, au-delà du livre lui-même, au-delà du personnage central, au-delà du narrateur, un lien fort a été créé avec l’écrivain. Dans une société où règne la déliaison, seule la littérature serait capable d’insuffler du collectif. Mais… dans Sérotonine cela n’est pas suffisant pour empêcher Florent Claude de se diriger inévitablement vers une issue mortelle.
Il y a là, pourtant, une thèse intéressante quant aux effets de la lecture. Encore faut-il pour qu’ils se produisent qu’il y ait eu adhésion d’un sujet à un roman… assurément temps inaugural de l’expérience. Qu’est-ce qui l’a constitué ce sujet, lui dans sa singularité, comme lecteur de ce livre-là, lui aussi dans sa singularité ?
Pour un sujet en errance, devenir lecteur c’est déjà trouver un statut, une place dans la réalité. Un livre qui plait pourrait-il être considéré comme un lieu d’adresse ?
Les premiers temps de la lecture sont essentiels : il y aura rencontre ou il n’y en aura pas, il y aura adhésion ou il n’y en aura pas. La petite machine fictionnelle se mettra -t-elle à fonctionner ?
Le talent de l’auteur se mesure à la finesse du portrait, à sa profondeur…à sa vérité psychologique et aussi à celle des situations mises en scène. Une exactitude du regard, servie par la qualité du style. Ce qui est transmis alors est ressenti comme de la « justesse » Dans de nombreux passages, Michel Houellebecq, fait preuve de cette qualité. « Il sait nous toucher » disent certains. Et cette « justesse », n’est-elle pas l’effet sur le lecteur de ce que Freud pointait dans la Gradiva comme la connaissance particulière et pertinente par l’écrivain de son monde intérieur, d’une certaine ouverture de l’accès à l’inconscient, à ce qui en vient ? Je cite :« C’est dans sa propre âme qu’il [l’écrivain] dirige son attention sur l’inconscient, qu’il y guette ses possibilités de développement et leur accorde une expression artistique, au lieu de les réprimer par une critique consciente. » Formulation élaborée de ce que Michel Houellebecq énonce naïvement comme « présence de l’auteur » : je cite « un auteur c’est avant tout un être humain… l’essentiel est qu’il écrive et qu’il soit, effectivement, présent dans ses livres » ?
qu’il soit, effectivement, présent dans ses livres » ?
La justesse serait alors l’indispensable condition nécessaire pour emporter l’adhésion du lecteur.
Ainsi la vérité subjective que recèle un roman de qualité se manifeste de deux façons différentes