Une « Mosaïque de Mémoire » dans un village en France. (La Terrasse) 

Ariella Cohen – février 2022

©Corinne Chaussabel, 2021

Dans le village de La Terrasse, près de Grenoble, en France, personne ne parlait de ce qui s’y est passé au cours de la Seconde Guerre mondiale quand un certain nombre de juifs trouvèrent refuge dans la commune. Certains survécurent, d’autres furent pris au piège par la main terrifiante des nazis. Ce n’est qu’en 2011 qu’un enseignant de l’école primaire de la ville, qui en était aussi son directeur, Serge Mérendet, a enquêté avec ses élèves sur l’histoire de l’école à cette époque et a découvert qu’une écolière avait été enlevée de sa classe par les nazis, et fut assassinée à Auschwitz avec sa famille et d’autres personnes qui se cachaient avec eux.

Bien que de tels faits aient été si nombreux pendant la guerre, la plupart n’ont pas été connus ni documentés. Ce qui distingue cette histoire, c’est que l’enseignant qui a découvert le passé n’est pas un descendant des victimes. Il n’est ni juif ni érudit universitaire, mais plutôt un citoyen qui a compris l’importance qu’il y avait à enquêter, documenter et faire resurgir ces événements. Ses recherches ont reçu l’appui du Maire du village et d’autres élus. Ses habitants ont participé en faisant un don pour créer une « Mosaïque de mémoire », chacun achetant une tesselle symbolique (une pièce de la mosaïque créée).

Ecrivons ici les noms de ces six juifs raflés le 5 mars 1944 :

  • Samuel Groswirt, 37 ans, né à Varsovie
  • Ruchla Groswirt, née Wajntraub, 36 ans, née à Varsovie
  • Jocelyne Groswirt, 10 ans, née à Paris
  • Roland Groswirt, 2 ans né à Fontainebleau (les nazis sont venus le chercher dans le Vercors où il a été caché après avoir été enlevé à sa nourrice, sous la menace de prendre tous les autres enfants)
  • Rachel Zyser, 13 ans, rescapée de la rafle du Val d’Hiv recueillie par la famille Groswirt
  • Edwin Frommer, 20 ans, né à Bydgoszcz, en Pologne, un voisin des Groswirt à Paris

Tout a commencé par le projet lancé par la municipalité : « La Terrasse d’hier, je me souviens… »1, demandant aux anciens de raconter des anecdotes sur la vie du village autrefois. Serge Mérendet, qui a déjà eu connaissance de cette histoire dans le livre d’un historien du village, Roger Dubois, retraçant en quelques lignes l’histoire de la famille Groswirt, décide que c’est le moment de sortir de l’oubli ces six personnes, six noms balayés par la folie meurtrière des Nazis et de leurs collaborateurs du régime de Vichy. Il dit : « C’était pour moi une évidence, en tant qu’instituteur dans l’école où c’est arrivé et en tant que citoyen, de redonner la place que devait prendre dans le village le souvenir de ces faits tragiques, tombés dans l’oubli ».

Serge est une figure bien connue et respectée dans le village, ce qui a permis aux gens de lui confier leurs souvenirs, ce dont ils étaient réticents jusque-là. Ce fut le cas pour Michel, qui sera plus tard maire du village, camarade de classe de Jocelyne, la fille qui a été arrêtée dans sa classe par la Gestapo : il a dessiné un schéma des bancs de la classe en indiquant la place où il était assis et où était assise cette fillette. Il se souvenait du crissement des pneus de la voiture freinant devant l’école et du directeur dont le visage est alors devenu livide. Une autre camarade de classe lui a confié qu’elle a appelé sa fille Jocelyne en souvenir de la petite fille.

Cette mémoire retrouvée a tellement marqué les habitants que les élèves ont choisi de nommer leur école du nom du directeur et de sa femme, qui étaient résistants et ont aidé les juifs, Flavius et Françoise Vaussenat. C’est chez eux que s’est réfugiée Jocelyne, fuyant après l’arrestation de sa famille. C’est Madame Vaussenat qui a aidé à cacher le petit Roland dans le Vercors.

Une autre évidence est apparue à Serge : pour ce travail de mémoire il ne suffit pas d’une plaque seule, il faut une œuvre d’art et celle-ci doit se faire avec le concours des enfants. Ainsi cet ouvrage pourra les amener à comprendre le drame sans les traumatiser. Alors il a frappé à la porte d’une artiste plasticienne, Corinne Chaussabel, qui avait son atelier juste en face de l’école.

L’idée de la mosaïque comme médium s’est tout de suite imposée à eux mais ils ne connaissaient pas le judaïsme ni ne savaient comment commémorer la Shoah. Ils se sont alors tournés vers une loge du B’nai B’rith2 à Grenoble pour être aidés. En tant que membre du B’nai B’rith, j’ai contribué à la réalisation du projet de commémoration.

Les élèves se rendaient régulièrement dans l’atelier, ont posé des questions et ont pu parler avec Corinne, en présence parfois de l’un des membres du BB, du vécu terrible de ces gens dans ces lieux qui leurs sont si familiers. Chaque enfant a collé une tesselle blanche sur la robe de la fille. « Une tesselle comme un cailloux blanc posé sur la tombe, ou comme un morceau de hallah distribué le soir de shabbat après la bénédiction du pain » associe après coup Corinne. J’ai pensé aussi aux petits cailloux du Petit Poucet, des repères pour retrouver son chemin3. Ce faisant les personnages commencent à se matérialiser pour eux, prendre corps et faire partie de l’histoire de leur village et de leur école.

Cette sculpture a été scellée sur le mur de l’école et inaugurée le 8 Mai 2012, le jour où l’on commémore la fin de la Seconde Guerre mondiale, en présence des représentants officiels de l’Etat, du rabbin qui a entonné le Kaddish, du chœur de Diasporim Zinger et du chœur des enfants chantant « Le Chant des marais » et « Bella Ciao », entourés d’une foule d’habitants.

La mosaïque4 s’intitule « Je me souviens… un jour ils sont venus ».  « Ils sont venus » s’est avéré polysémique : certains, dont Corinne, ont pensé aux policiers allemands qui sont venus, pour d’autres, dont Serge, ce sont les juifs qui sont venus se réfugier. Le titre réunit les deux temps.

Le lieu est hautement symbolique : l’école, ce lieu de la transmission du savoir et de la mémoire collective, qui dans ce village fait face au Monument aux Morts, victimes des deux guerres mondiales, un autre lieu de mémoire.

Il y est représenté une famille : le père, la mère et l’enfant. Le père est séparé du reste de la famille par une porte (qui se trouve sur le mur), il est, littéralement, dans la réalité de son emplacement, et métaphoriquement « dé-porté », séparé d’eux, dans l’incapacité de leur porter secours.

Ironie du sort, au-dessus de la porte deux anciens écriteaux annoncent : « Société de Bienfaisance » et « Pompe à Incendie » … Des dispositifs sociétaux qui ont failli à leur mission.

Le corps des personnages reflète leur souffrance : leurs membres sont en fines tiges de métal renvoyant à leur état d’amaigrissement ; leurs visages sont en camaïeu de tesselles blanches et grises : ce teint blafard, de même que leur regard noir, expriment l’angoisse et la terreur. Ils sont sans cheveux, évoquant le crâne rasé des prisonniers des camps, symbolisant aussi la perte, voulue par les bourreaux, de leur identité.
Sur leur corps les tesselles multicolores de mosaïque représentent le feu qui a consumé leurs corps (rouge) ; l’habit de déporté (rayures bleues), des fils barbelés (noir) et l’étoile de David (jaune) symbolisant leur stigmatisation par les nazis mais aussi leur être juif. On pourrait voir aussi dans les rayures bleu et blanc le drapeau d’Israël.

Les rayures de la robe de la petite fille se sont brisées comme son enfance brisée et sa vie partie en fumée. Comme les voyelles dans le poème de Nelly Sachs :

O – A – O – A

Berçante mer de voyelles

Les mots ont tous sombré

….

Consonnes et voyelles

Crient dans toutes les langues

Au secours5

Cette brisure est reprise par le matériau choisi : des éclats de marbre blanc et des tesselles de verre et de pâte de verre. A propos des premiers, Corinne associe avec la dureté de la vie de ses personnages et aussi la difficulté de transmettre ce vécu aux enfants. Les secondes, frêles et pures (« pure » est l’étymologie du mot verre en hébreu : zehuhit, zah), « écrivent » ce qu’il est si difficile de dire en mots : la vulnérabilité d’un être humain, les destins fracassés, la désagrégation de la vie et sa dispersion en fragments. Mais dans l’œuvre, les fragments se rassemblent et forment une nouvelle entité.

©Bettina Borgel, 2015

Ainsi la fresque déplace celui qui la regarde et permet de saisir que la mémoire, faite des fragments de tous les destins brisés, reconstitue l’unité, sans occulter la déchirure, comme dans l’oxymore de Aaron Zeitline « Le Commandement »6 :

Je n’avais jamais vu une clarté aussi noire,

Une réalité aussi irréelle

L’aurore d’une telle nuit.7

De même cet autre contraste, entre les couleurs si belles et si vives qu’utilise Corinne Chaussabel et le message tragique qu’elles transmettent. Ce contraste peut se résoudre par l’unité retrouvée dans l’idée de notre monde si beau, du paysage verdoyant de La Terrasse, duquel pourtant des êtres humains ont pu être exclus.
Les couleurs vives ont été aussi voulues par la créatrice pour rendre vivante la mémoire des disparus, ici, dans la cour de récréation, ou comme sur une photo de classe. J’ai pensé aussi à la prière juive pour les morts : « Que son âme se repose insérée dans l’ensemble de la vie ».

Elle et Serge se sont opposés résolument à la proposition d’un élu d’entourer la mosaïque de verre ou de fils de fer pour la protéger du vandalisme :  on ne va pas les enfermer à nouveau !

Le choix du médium mosaïque implique encore une autre connotation : en français, le mot mosaïque, est le même que l’adjectif dérivé de Moïse, qui signifie « ce qui est juif », comme dans l’expression « la Loi mosaïque » (« la Loi de Moïse »). L’artiste ignorait ce sens, m’a-t-elle dit. En effet, la destruction des juifs d’Europe touche ces couches profondes et inconscientes de l’artiste, mais, au-delà, de toute la culture de l’après Shoah.

Quelles répercussions de ce projet sur les protagonistes ?

Ils s’y sont engagés alors qu’ils n’étaient pas touchés directement par la Shoah, n’étant pas juifs ni eux ni leurs ascendants. Mais leur implication dans la recherche, et le fait d’avoir fait connaissance avec les réfugiés assassinés, leur a rendu ces personnes très proches et familières.  Ils en ont été touchés dans ce qui leur était le plus intime et peut-être inconscient.

Trois personnes ayant eu un rôle important dans ce projet ont témoigné lors d’entretiens que je leur ai proposés :

Claudie Brun était la Maire de La Terrasse au moment où je me suis jointe au projet.
Elle en a hérité de son prédécesseur, Philippe Volpi, et a mis tous les moyens dont elle disposait dans sa réalisation et dans l’organisation de deux colloques.
Y avait-il des éléments de son passé qui la prédisposaient pour un tel investissement ?
Tout au début de l’entretien elle remarque d’emblée un petit tableau qui se trouve sur un mur face à elle et elle commente : « Ces quatre personnages derrière la balustrade représentent symboliquement la Shoah. Une famille figée dans l’angoisse d’avenir ». C’est vrai que nous étions là pour parler de mémoire de la Shoah, mais ce tableau n’était pas du tout censé la représenter, et cette immédiateté d’association connote combien elle en est imprégnée.

Sa grand-mère était originaire du village et y a vécu pendant la guerre. Elle a certainement connu les personnes juives cachées.  Ses oncles étaient résistants et les soirées de son enfance étaient bercées par leurs histoires des trains allemands plastiqués et des arrestations imminentes parfois déjouées. 

Son père a été gendarme dans les Pyrénées et prévenait quand il le pouvait des familles juives des rafles qui se préparaient. Sa mère lui a raconté plus tard qu’elle tremblait à l’idée qu’il puisse être découvert.

Une famille juive habitait à côté d’eux et leur fille jouait avec son frère. Cette famille a été déportée, seule la fille, dit-on, a pu sauter du train. Ses parents ont été très bouleversés par cette déportation et elle, qui n’était pas encore née, était aussi très touchée à travers leurs récits.

Quand je la questionne sur son éprouvé, le mot qui lui vient est « reconnaissance » pour parler en fait de « connaissance », la sienne et celle des Terrassons à propos de ce que ces personnes ont vécu, du refuge qu’elles ont trouvé, de la délation et de l’horreur de leur mort.

La « reconnaissance » est un mot avec des significations multiples. Avec Lacan nous pourrions le voir comme son signifiant avec des signifiés multiples. (Pour le dire en simplifiant : signifiant est un mot qui inconsciemment a une importance pour un individu et qui se réfère à plusieurs significations). Voilà les différents signifiés de son signifiant reconnaissance qui me sont apparus dans son discours :

  • Son intention première a été de parler de la re-connaissance, connaître à nouveau ce qui s’est passé.
  • Il pourrait s’agir aussi de reconnaissance dans le sens de « découverte ». Découverte du poids que la disparition de cette famille voisine et de leur petite fille – compagne des jeux de son frère ainé, que leur père n’a pas pu prévenir – à fait peser sur elle.
  • Reconnaissance a aussi la signification de l’ « aveu » :  s’agirait-il de s’avouer à soi-même la responsabilité, voire la culpabilité, que le père a pu ressentir de ne pas avoir pu les prévenir à temps ? Responsabilité qu’elle aurait repris à son compte ? Cette responsabilité que peut éprouver chacun autant pour le passé que pour l’avenir. Il va de soi que ce n’est pas une accusation, au contraire, c’est tout à l’honneur de Claudie et à celui de son père : ce sont des personnes avec une conscience morale solide qui sont capables de l’éprouver.
  • Enfin, la reconnaissance a également la signification de « gratitude », que Claudie remarque d’ailleurs sans expliciter. Serait-ce de la gratitude envers ces personnes disparues ou envers l’artiste et le chercheur ? Les deux certainement, qui lui auraient permis cette prise de conscience du poids de son passé.

Dans tous les cas, le mémorial, à la création duquel Claudie a contribué, est aussi une stèle pour cette famille des Pyrénées composée, comme celle de la mosaïque, d’une mère, d’un père et d’une fille. Cette stèle est, pourrions-nous supposer, une dette que Claudie s’est sentie payer envers le passé, ce qui allégeait le poids qu’elle avait sur les épaules.

La famille maternelle de Serge Mérendet, l’instigateur du projet, était d’origine italienne et a connu l’expérience d’être traitée en étrangère et soupçonnée de connivence avec l’ennemi au début de la guerre. Serge savait ce que c’est que d’être étranger même si dans son enfance tous les enfants jouaient ensemble sans différence des origines.

Un mot qui revient dans la bouche de Serge est « évidence », conviction. Comme c’était une évidence pour sa famille de fournir, dans la mesure de leurs moyens, de la nourriture aux maquisards. Comme c’était simplement une évidence pour son père à l’automne 1944, quand il s’est engagé dans un bataillon de Chasseurs Alpins, qui venait d’être reconstitué, et a participé à la libération du lieu où il vivait.  C’était pour Serge une évidence aussi de ramener au village la mémoire du passé : « En travaillant dans une école où ce drame a eu lieu, en tant que citoyen engagé au regard de ce qui se passe (des meurtres racistes et antisémites en France) il fallait le faire. Il fallait le faire pour les disparus, pour les enfants assassinés, pour qu’ils ne soient pas morts pour rien ».

En parlant de cette famille lors de l’inauguration de la Mosaïque et après, lors des commémorations successives, sa voix se teint d’émotion et ses yeux s’emplissent de larmes. Pourquoi cette émotion ? « Ça fait des années que je suis avec ces personnes. Au début ils n’étaient que des noms sur le papier, puis au fur et à mesure des recherches, ils se sont matérialisés, devenus des êtres vivants. J’ai appris leur date de naissance, les villes de Pologne d’où ils sont venus, leurs adresses à Paris où ils vécurent successivement, la maison où ils se cachaient, la ferme où ils achetaient du lait, les sorties avec les villageois en montagne que faisait Edwin en faisant le pitre (sur une photo donnée par un ancien) – ils sont devenus des êtres vivants ». En lisant leurs noms, c’est comme s’il lisait les noms de ses proches disparus.

Dans son dernier discours de commémoration du 8 Mai qu’il avait fait avant sa retraite, devant la mosaïque de mémoire et le monument aux morts, il a parlé pour la première fois de son père, résistant, avec cette même émotion.
« Si j’ai fait cette démarche, c’est aussi un peu par rapport à mon père : s’il a pu faire ça, je peux faire aussi ma petite part de travail. Ce n’est pas bien sûr à la même échelle mais mon père était un des moteurs de mes actions », a-t-il ajouté. Si le père a sauvé la liberté de son pays au péril de sa vie, le fils a sauvé de l’oubli une famille juive assassinée et a restitué sa mémoire au village où cette famille a trouvé refuge.
Un fil qui s’est transmis de père en fils, la filiation est devenue évidente, la transmission d’une génération à l’autre a bel et bien eu lieu.

Cette mosaïque contient en elle, pour Serge, la mémoire de son père, de sa famille et de ses propres engagements.

Lorsque j’interroge Corinne Chaussabel, notre artiste plasticienne, sur ce que lui fait vivre son œuvre, elle répond : « Ce ne sont pas toujours des choses très agréables… [ce sont] des moments très forts de ma vie, bons et moins bons ».

« Parmi les jolies choses, je me souviens que j’allais à pied à l’école et il y avait de la neige fraiche et blanche. Nos jambes s’y enfonçaient jusqu’aux genoux.  Et quand on rencontrait d’autres enfants, ils se joignaient à nous. Et quand on trouvait des oiseaux morts on les enterrait. Je me souviens des bouts de bois fins qu’on mettait en croix devant la tombe. Pourtant je ne suis pas croyante, peut-être si, mais pas pratiquante. Ça c’est des choses sympas, mignonnes je trouve. D’autres plus sombres. »

Mais avant de continuer avec les choses plus sombres arrêtons-nous sur ce souvenir qui, aussi sympathique qu’il parait, met en scène des oiseaux morts. « Tu étais déjà dans les sépultures ! » s’est écrié Serge en entendant ce souvenir. Et effectivement pendant l’entretien Corinne a dit en parlant du mémorial : « C’était la première fois que cette famille a été enterrée » et j’ai ajouté « c’est comme une stèle sur leur tombe ; en hébreu c’est le même mot, Yad, qui veut dire un mémorial et une pierre tombale ».

Qui, ou quoi, Corinne enterrait-elle avec les oiseaux et avec les personnes juives assassinées ?

« Mon grand-père a été déporté, prisonnier dans une ferme en Allemagne. Mon père… je vais pleurer… (sa voix se casse), ma grand-mère a dû accoucher sans la présence de son mari et quand mon père avait trois-quatre ans il a dû être caché, car il a été circoncis. Opéré d’un phimosis ». Perplexe devant cette histoire ainsi racontée, je lui demande de raconter encore.
« Je l’ai toujours su, ma mère m’en parlait chaque fois que nous nous promenions dans un village voisin, elle me montrait une maison en disant : « c’est ici que ton père a été caché ». Mon père m’en a parlé la première fois quand je l’ai amené voir l’œuvre : « J’étais aussi un enfant caché », a-t-il dit très ému. C’est la première fois que j’en parle moi aussi ».

Corinne est très pudique, secrète. Elle se disait capable maintenant d’en parler avec sa mère et son père qui commence à perdre la mémoire.  Quelques semaines plus tard lors du deuxième entretien, elle m’a rapporté la version de ses parents : « La grand-mère étant seule à tout faire à la ferme, son fils allait passer du temps chez sa mère à elle. Elle a même eu une médaille du mérite pour avoir maintenu l’activité de la ferme seule ». Ces paroles me semblaient être une version qui scelle encore plus fort le secret et l’émotion qu’il enferme.

Toutefois, à la réflexion, une autre signification de ces mots enfant caché m’est apparu : même si la vie du père n’était pas aussi dramatique que celle des juifs, cette identification avec les enfants cachés lui a permis de mettre des mots sur un vécu certainement traumatique aussi d’un enfant né pendant la guerre, dont le père était prisonnier jusqu’à ses 5 ans.  « Enfant caché », pourrions-nous supposer, étaient des mots qu’il a fait siens pour parler pour la première fois de sa détresse dans ces années-là.

Les racines de son investissement dans ce travail de mémoire commencent ici et se prolongent dans ses propres expériences de vie.

Ainsi, il y a quelque chose qui aimante Corinne vers le judaïsme : au collège sa meilleure amie est juive et elle est souvent invitée aux soirées de Shabbat et à des fêtes. Elle connait la coutume qui consiste à poser des cailloux sur la tombe et des morceaux de Hallah bénie distribués aux convives, auxquels elle associe a posteriori les tesselles de la mosaïque. Cette amitié a duré jusqu’au départ de cette amie en Israël.

Un autre signe de ce lien souterrain avec le judaïsme est la pensée qui la traverse selon laquelle on pourrait la prendre pour une juive, car ce sont « surtout des juifs qui se préoccupent de la mémoire de la Shoah ».

Elle est imprégnée par cette histoire et chaque fois qu’elle passe devant la gare, qui se trouve à côté de l’hôtel où était le siège de la Gestapo, elle a « froid dans le dos ». C’est là-bas qu’était la première station de la famille Groswirt.
Son investissement s’est transmis à son fils qui, dans le cadre d’un devoir au collège où il a été demandé de commenter une œuvre d’art, a choisi de parler de la mosaïque. Ce qu’il a fait de manière très sensible et juste, devenant une troisième génération de mémoire ou de post-mémoire, comme disent les anglais pour désigner les répercussions de la Shoah sur des générations qui ne l’ont pas vécue. (Frosh, S., 2019)

Revenons maintenant aux moments « sombres » de sa vie, ceux que Corinne a mentionnés avant : Il s’agit d’un accident de moto d’une violence inouïe l’année de son bac, avec de multiples fractures, qui l’a immobilisée à l’hôpital. Corinne a suivi pendant une année des soins et des rééducations douloureuses, son image du corps était celle d’un corps désarticulé et morcelé. Elle a pu par la suite se remettre à la peinture, ce fut un exutoire pour elle mais ses tableaux étaient tourmentés comme son corps et son esprit. Elle associe : « Je crois que, inconsciemment, faire des personnages en mosaïque c’était me reconstruire moi-même, recoller les morceaux ». Elle réorganise, sans doute, les morceaux de sa vie à sa façon et se reconstruit à partir de ce qui a été brisé.

« J’avais besoin de créer des personnes « vivantes », colorées, au corps entier, présentes dans la cour de récréation et à qui les élèves peuvent envoyer la balle (en mousse) ».
Elle les a conçus « vivants » à la manière dont elle a conçu sa propre renaissance en emmagasinant toutes les sensations visuelles du fond de son lit d’hôpital, comme elle l’écrit avec beaucoup de poésie dans son site : « … elle regarde la vie, la lumière, le moindre rayon de soleil, les murs de sa chambre, les arbres qui se balancent comme des danseurs devant sa fenêtre ». Plus tard, « ils rejaillissent comme une lave de volcan… les éclats de couleur tels des confettis d’une fête permanente qui éclaboussent les toiles d’artiste… avant que la mosaïque ne s’impose tout d’un coup », et devienne son medium privilégié qui donne un cadre et une structure à cette explosion.
Et elle ajoute avec un petit sourire espiègle : « Dans mon atelier nous avons beaucoup papoté ensemble… ». – De quoi ? – « Ah, il y a des secrets qui restent… »

Ces personnes de la mosaïque étaient, tour à tour, vivantes mais aussi comme gravées sur leur propre pierre tombale : Corinne a pu enterrer ses « moments sombres » et en créer une œuvre vivante. Elle s’est dit, en revoyant sur son site Internet les créations de ses vingt ans défigurées et éclatées : « Maintenant je peux enlever du site la part de l’accident et passer à autre chose ».

Nous voyons à travers ces entretiens comment le fait de faire ressurgir le passé constitue un travail psychique, qui ne relève pas des faits seuls mais de l’identification aux personnes privées de leur parole et de la vie.

Suite et pas fin

Pour leur travail, Serge, Corinne et le Maire de l’époque, Philippe Volpi, ont reçu un prix B’nai B’rith de la Mémoire pour l’année 2013. Corinne en parle encore comme d’une grande surprise, avec une émotion toujours présente.

Mais ce travail de mémoire ne s’arrête pas là, les projets des uns et des autres ne manquent pas.

Serge a le projet de réaliser une frise pour servir de support à l’enseignement de la Seconde Guerre mondiale dans les écoles de la région à partir de ce qui s’est passé près de chez eux.
Il continue ses investigations, chaque découverte suscitant de nouvelles questions :
– Qui étaient les autres juifs cachés à La Terrasse ?
– Quel était le destin d’Edwin, pour lequel il n’a pas trouvé de nom sur la liste des victimes ?
– Juste avant l’arrestation des juifs, un réseau de résistance a été découvert : Y a-t-il eu un lien entre les deux ? Etaient-ce les résistants qui ont aidé les juifs à trouver un refuge ?
– N’est-ce peut-être pas une coïncidence que la maison où la famille Groswirt a vécu appartenait à un peintre, Adrien Simoneton, dont le gendre, résistant, est mort à Mauthausen ?

Ce dernier point nous a amené à nous demander si nous ne pourrions pas faire un troisième colloque autour des œuvres de cet artiste et sur le thème de l’art pendant ces temps sombres ?

Corinne, après la « Mosaïque de Mémoire », a créé pour notre deuxième colloque un grand galet sur lequel elle a reproduit, en mosaïque toujours, la route qui mène de La Terrasse à Auschwitz et l’a intitulé « Ils sont partis… »

Une troisième œuvre est déjà en gestation : Représenter Rachel (la seule dont nous avions pu avoir la photo grâce aux archives du Mémorial de la Shoah), à tous les âges de sa vie, en tesselles de mosaïque, bien entendu. Non pas pour lui redonner la vie, mais pour l’intégrer dans l’histoire collective.
On pourrait l’intituler « Ils sont revenus… », ai-je associé.

Tous ces projets visent à compléter nos connaissances de l’histoire du village et pourraient susciter des œuvres nouvelles à créer. Le projet initial devient ainsi un puzzle à compléter de tesselles à ajouter pour une mosaïque nouvelle.

Mais ce travail a une portée bien plus large qui nous concerne tous autour de la question de la mémoire.
Notre projet est d’inscrire La Terrasse comme Lieu de Mémoire ainsi défini par Pierre Nora : « Un lieu, ou un objet, devient un Lieu de Mémoire quand il échappe à l’oubli, par exemple par l’apposition d’une plaque commémorative, et quand une collectivité le réinvestit de son affect et de ses émotions ». (Pierre Nora,1997) Pour les citoyens de La Terrasse il s’agissait de garder la mémoire des disparus, de ceux qui ont survécu et de ceux qui les ont soutenus sans toujours avoir pu les sauver.

Le travail de mémoire de La Terrasse remplit ces exigences : La représentation par la mosaïque, les colloques et l’investissement par la commune tout entière donnent une dimension symbolique à l’événement historique brut en le préservant comme un souvenir chaud et vivant, l’empêchant de se fossiliser. En faisant cela, tout en réveillant l’histoire et en la ressuscitant, nous la désignons aussi comme de l’histoire8. Oui, la Shoah peut maintenant devenir un passé, mais sans faire oublier ce qu’elle pourrait faire naître dans le futur, nous devons rester vigilants et encourager la créativité de son évocation.

Cet avenir est évoqué justement par une autre œuvre, la sculpture de Sanja Iveković, croate, en souvenir de la résistance antinazie, où l’on voit représentée une femme enceinte tenant une couronne de lauriers avec ces mots : « La Mémoire Enceinte ». C’est le magazine L’Arche9 qui en parle et cite le commentaire de Chantal Delsol, professeur de philosophie : « […] La mémoire est une matrice, non seulement elle engendre des souvenirs, (et leurs représentations dans les créations) mais elle inspire les actes et les pensées de l’avenir ». Et c’est là sa véritable valeur.

Ariella Cohen – Psychanalyste


Bibliographie

COHEN Ariella (2019), Quelques paroles que m’inspire la mosaïque, in La Terrasse Lieux de Mémoire. Les actes des colloques 2018-2019

COHEN Ariella (2007), Un psychanalyste à l’écoute de la Shoah ou une métaphore personnelle pour dire la Shoah, site gepg.org
(Version en hébreu) Lesaper mehadash et hashoah : metaphora ishit, in Gerontology, Journal of the Israel Gerontological society, 34(3), p89

ERTEL Rachel (1993), Dans la langue de personne, Seuil

FROSH Stephen (2019), Postmemory, American Journal of Psychoanalysis, 79 (2)

L’ARCHE (2018, mai), N°672

NORA Pierre (sous la direction de) (1997), Lieux de mémoire, Gallimard

PEREC George (1978), Je me souviens, Hachette

PETITIER Paule (1997), Préface, in Pierre NORA, Lieux de Mémoire, Gallimard

SACHS, Nelly (1989), Lettre et Enigmes en feu, Berlin, In Rachel ERTEL, Dans la langue de personne, Seuil

SCHWARTZ-BART Simone & PLOUGASTEL Yann (2019), Nous n’avons pas vu passer les jours, Grasset


Notes

  1. Inspiré par le livre très connu de George Perec Je me souviens, Hachette, 1978.
  2. B’nai B’rith est une association juive humanitaire et caritative dont un des buts est la préservation de la mémoire de la Shoah. Merci à Ada Sadoun, la présidente, et à Dany Borgel qui étaient les premières à intervenir.
  3. Comme l’a formulé Simone Schwartz-Bart dans Nous n’avons pas vu passer les jours, Grasset, 2019.
  4. Ariella Cohen, Quelques paroles que m’inspire la mosaïque, in La Terrasse Lieux de Mémoire. Les actes des colloques 2018-2019.
  5. SACHS, Nelly, (1989). Lettre et Enigmes en feu, Berlin. In ERTEL Rachel, Dans la langue de personne, Seuil, 1993.
  6. Aaron ZEITLINE, Lider fun Hurban, Lider fun Gloïbn, (Poèmes d’Anéantissement, Poèmes de la Foi), N.Y., Tel Aviv, 1967), In ERTEL Rachel, Dans la langue de personne, Seuil, 1993.
  7. J’ai écrit sur la poésie Yiddish du Hurban, (de l’Anéantissement), avec quelques exemples de ma clinique :
    – en hébreu, publié dans Gerontology, 34(3), 2007, Lesaper mehadash et hashoah : metaphora ishit,
    – en français, voir sur le site http://gepg.org/, Un psychanalyste à l’écoute de la Shoah ou une métaphore personnelle pour dire la Shoah.
  8. Paule Petitier, préface au livre de Pierre Nora, 1997.
  9. L’Arche, N°672, Mai, 2018.

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