Danser sous la pluie

Isabelle Carré
dans le cadre du Séminaire du GEPG du 22 mars 2022

« La vie ce n’est pas d’attendre que l’orage passe, c’est d’apprendre à danser sous la pluie. »
Apocryphe de Sénèque.

En ce temps climatérique, où nous sommes réduits au rôle d’observateurs passifs devant le drame humain en Ukraine, je vous propose de passer un moment dans la distraction et la futilité, comme spectateurs en éveil du Boléro de Ravel et des chorégraphies de Pina Bausch. En Ukraine, les premiers mois après la catastrophe de Tchernobyl de 1986, la ville continue de vivre de fêtes bruyantes où l’on boit et où l’on danse. « On ne vit qu’une seule fois. Quitte à mourir autant que ce soit en musique… »1 rapporte Svetlana Alexievitch, passeuse de mémoire, dans La Supplication, Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse.
Nous avons évoqué Pierre Soulages, peintre et chercheur de lumière, Claude Monet, qui cherchait à dessiner l’air, je vous propose de découvrir l’univers étonnant et puissant d’une chercheuse de mouvement, Pina Bausch, une femme qui a voué un véritable culte au mouvement, la foi de toute une vie.

La danse nous parle d’une expérience vécue dans le corps, en mouvement, ce qui la différencie déjà des autres arts. C’est une expérience manifestement immersive, sensorielle pour celui ou celle qui danse comme pour celle ou celui qui regarde danser. En psychanalyse, nos analysants et notre propre analyse en témoignent : il y a un décalage et un malentendu perpétuel entre ce que je crois dire et ce qui se dit à mon insu, c’est le propre du langage. Dans la danse, ce malentendu ne se rejoue-t-il pas à travers un geste, une expression, mais d’une manière très différente ? C’est en tout cas un des paris de Pina Bausch qui tenta de décrypter le geste comme un mystère au-delà des mots, dans un entrelac du langage et du geste ou des gestes comme langage.

Nous nous confrontons régulièrement à un dilemme que je formulerais comme suit : le corps a-t-il sa place en psychanalyse, qui est un praticable pour la parole, et quels liens pouvons-nous établir entre le corps et le langage ?
Les découvertes cliniques de Freud nous ont appris que le corps peut être un corps parlant, pour qui sait l’écouter et le déchiffrer.
Sigmund Freud, dans les Études sur l’hystérie, en 1892, réinvente le corps comme lieu d’expression des symptômes. Un conflit psychique refoulé peut en effet trouver une traduction symbolique dans le corps, le langage ayant une fonction de symbolisation corporelle, inscrivant une étroite intrication du corps et de la parole.
Lacan a développé cette idée du corps habité par le langage et les signifiants qui le constituent, ce corps traduisant littéralement plus qu’il ne transcrit. La traduction, rappelons-le, permet de passer d’une langue à l’autre, en cherchant le sens, donc d’un signifiant à l’autre, tandis que la transcription cherche plutôt à écrire le son.

La danse met différemment en mouvement le corps sans mots, tout en donnant accès à une autre langue comme moyen d’expression : le mouvement et le geste. Nous tenterons de percevoir ce qui du geste est invention hors langage.

Commençons par un bref aperçu historique afin d’établir un état des lieux de ce qu’a été la danse au fil des siècles. Il existe de multiples manières de danser et des approches plurielles de la danse. Sans détailler un historique pointilleux, nous pouvons identifier quelques différences fondamentales en fonction des périodes de l’histoire, que Fabíola Graciele Abadia Borges développe de manière approfondie dans sa thèse, et à laquelle je me suis permise d’emprunter quelques repères2.
La danse s’inscrit dans différents contextes. Elle peut être populaire, s’ancrer dans des traditions, le folklore, être un terrain de réjouissances, de divertissements à l’occasion de festivités. C’est celle des bals du 14 juillet en France, des bals de rue dans les pays d’Amérique du Sud. Mais la danse peut aussi être rituelle, religieuse et hypnotique, comme celle des derviches tourneurs de l’ordre musulman soufi par exemple, qui conduit à un état de transe, la paume de la main droite érigée vers le ciel afin de recueillir la grâce d’Allah. On retrouve la danse rituelle dans de nombreuses cultures et religions.
Au XVIIème siècle commence à apparaître la danse que l’on pourrait qualifier de « politique », celle codifiée des élites de la société dans les bals de cour dont certaines scènes ont donné lieu à des épisodes littéraires célèbres, dans La Princesse de Clèves par exemple.
Puis se développe, au fil des siècles, la danse comme art, celle des danseuses étoiles d’un corps de ballet, alliant technique, quête de perfection et noblesse du geste. Cette période de danse classique a évolué, s’est diversifiée, a été parfois remise en question du fait d’un certain académisme et d’une rigueur qui pouvaient possiblement priver de liberté l’expression personnelle. Les ballets sont souvent tragiques, mettent en scène des amours contrariés, des drames, des larmes… La danse contemporaine, née au XXème siècle, a semble-t-il tenté d’amener à l’expression d’une immédiateté des ressentis corporels, plus instinctive et pulsionnelle, plus archaïque. Donne-t-elle pour autant une expression plus pure des émotions et des sentiments ? Sans opposer les deux courants ou pratiques, l’académisme à la contemporanéité, qui sont assurément aussi riches et complexes l’un que l’autre, ou parfois s’entremêlent dans des créations récentes, utilisant comme support ou allié et partenaire la musique, qui lui est à mon sens indissociable, la danse restera, me semble-t-il, un moyen d’expression des émotions utilisant la rythmique et le tempo donnant la raison d’être du mouvement dans le temps. Elle donne l’occasion d’un moment de synchronie avec le rythme de la musique et ses variations infinies.
Le corps du danseur ou de la danseuse ne disparaît pas dans une interprétation, même si elle semble plus codifiée ou normée dans la danse classique. De nombreux danseurs et danseuses restent reconnaissables à leur mise en mouvement et à leur gestuelle, qui est une écriture de leur propre partition.

Pina Bausch travaille, explore la danse comme un terrain des émotions mais cet art peut aussi apparaître comme le lieu de manifestations, d’expressions des symptômes. Je me souviendrai de cette jeune fille qui a patiné aux derniers jeux olympiques d’hiver de 2022 en Chine, Kamila Valieva, acculée par la pression et les accusations de dopage, comme désarticulée sur la piste. Elle chutait presque à chaque pirouette. Le réel du corps, on ne peut pas y échapper ou le contourner.
Un corps souple se laisse imprimer par le mouvement, se laisse guider ou porter, là où un autre, plus raide, se refuse à cet emballement où le contrôle se perd. Ces exemples nous aident à explorer la danse comme témoin de ce que le corps exprime. En effet la danse est traîtresse : quelque chose de nos propres empêchements se manifeste malgré nous. Dans les danses en duo, en couple, est facilement repérable celui ou celle qui n’arrive pas à s’abandonner et à se laisser guider. Généralement c’est l’homme qui oriente les pas mais il est parfois difficile de ressentir comment guider et entraîner la partenaire à se laisser faire. A l’inverse, certaines danseuses ne sont pas réceptives à l’impulsion du mouvement que tente d’initier le danseur et finissent par danser pour elle-même, avec elle-même.

A d’autres égards, comme en psychanalyse, quand on exprime : « dites ce qu’il vous vient », il y a comme une paralysie parfois et certaines personnes restent dans une quotidienneté du propos ; de même, dans la danse, improviser, laisser venir le geste est d’une grande complexité. La honte de soi peut d’ailleurs surgir et bloquer le mouvement. Il est difficile à trouver ce moment de libres associations des mouvements. Mais la pratique de la danse peut pourtant aider paradoxalement à déjouer ou dénouer temporairement, par instants fugaces, cet enfermement dans le corps.

La danse, lorsqu’elle laisse libre cours à l’interprétation d’un ballet ou d’une chorégraphie, peut chercher une quête de perfection, une esthétique, un mode d’expression et de recherche du mouvement le plus élégant, aussi puissant ou aérien qu’il puisse être. C’est une quête infinie. Elle devient plus particulièrement un terrain d’expression et d’exploration corporelle, laissant libre cours à l’intuition, à ce qui se présente.
Nous en connaissons certaines dérives dans la danse contemporaine qui devient inesthétique et agaçante tant elle cherche à exprimer une signification qui reste obscure pour celui qui regarde. C’est la sensation que peut produire sur le spectateur la danse dite « de tâches » qui cherche la répétition jusqu’à épuisement d’un mouvement du quotidien. C’est une danse qui se révèle parfois oppressante ou angoissante, là où un ballet interprété à la perfection va nous élever dans une sublimation quasi rassurante, de mon point de vue et ressenti. Nous avons misé sur une beauté et des émotions attendues et cela dépasse souvent notre attente. Nous sommes comblés, éblouis.
Avec la danse contemporaine, nous sommes parfois plus heurtés, dérangés, interpellés. Dans certaines situations cela peut aller jusqu’à l’agacement car les mots manquent pour comprendre, des mots pour un décodage, une explication de texte qui donnerait du sens à ce qui n’en a pas à nos yeux et qui nous dérange. De plus, un laboratoire des émotions humaines n’est pas toujours agréable à regarder sur scène, même s’il ne s’agit pas de comprendre, mais de ressentir. Explorer les émotions laisse un vaste champ d’interrogations : la danse, telle que la conçoit Pina Bausch, serait-elle l’expression et la quête de sensations oubliées ?
Pina Bausch disait : « Bien sûr il y a naturellement des situations où l’on ne peut rien dire, où l’on est sans voix. Il n’y a plus qu’à faire deviner. Même avec les mots, il ne s’agit pas de mots mais de faire deviner quelque chose. Et je pense que c’est là que reprend la danse.»3.
La danse contemporaine va parfois se révéler comme une métaphore et mise en abîme de ce qui s’écrit dans le corps et ne réussit pas à se dire encore.

Pina Bausch est à ce titre une chorégraphe surprenante, déroutante, fascinante. C’est une travailleuse acharnée qui a la capacité infinie d’aller au-delà de ses limites, cherchant sans cesse l’honnêteté et la précision. Elle dira que la plupart des expériences qu’elle a traversées enfant ont trouvé une place bien plus tard sur scène. Dans sa jeunesse, elle aidait à nettoyer les chambres de l’hôtel-restaurant de ses parents en s’amusant à danser. Elle se cachait sous les tables et observait, en silence. La guerre également la marquera beaucoup, elle qui est née en 1940.

Ses débuts artistiques sont difficiles, les spectateurs habitués aux ballets classiques sifflent, s’emportent. La nouveauté choque les puristes. Puis viendront Orphée et Eurydice, Le Sacre du printemps (1975), Café Müller (1978), Nelken (1980), Viktor (1886), Agua (2001), Kontakthof (2000), tout d’abord avec des personnes de 65 ans, qui deviendra Les rêves dansants, où dansent sur la même chorégraphie 40 adolescents qui n’étaient jamais montés sur scène. Durant sa carrière, elle explore et approfondit le geste, invente sans cesse, cherchant à résoudre une énigme sans réponse, elle associe un travail sur les mots, la voix et le geste, qui mêlera théâtre et danse. Elle meurt en 2009 d’un cancer, à l’âge de 69 ans, en plein travail de création.

Dans le film Pour Pina de Wim Wenders, de 2011, réalisé après sa mort, un des danseurs de sa troupe dit : « Pina était une chercheuse radicale. Elle regardait au fond de nos âmes. Un thème revenait toujours dans ses interrogations : à quoi aspirons-nous ? D’où nous vient ce désir ardent ? »4. Elle dit qu’elle a toujours été une spectatrice silencieuse. Elle met en scène des corps chancelants, hébétés, fous, dérangeants, le danseur étant dans sa propre recherche du mouvement puisqu’il reçoit peu de consignes : « La manière de travailler de Pina nous permettait d’être triste, furieux, de pleurer, de rire, de crier, on pouvait tout donner. »5. Ils peuvent exprimer toute une palette d’émotions : la joie, l’humour, la dérision, la gravité ou la douceur, la violence, l’excès, également la folie, l’amour surtout, la naissance et la fin d’un amour. La mort aussi. Certains danseurs se comparent à des enfants qui jouent, s’amusent. Pina met en scène les relations homme-femme, des étreintes presque inquiétantes, l’ambiguïté sexuelle, les danseurs et les danseuses sont torse nu ou en robe, non épilés, sont pris de spasmes, chutent, se frôlent, se serrent, se perdent. La chorégraphe explore toutes sortes de jouissances, le pulsionnel est bordé pourtant et voilé par l’esthétique du geste et de la mise en scène, par la beauté des robes de couleur ; c’est une tentative de création des multiples images du désir. Il y a toujours des ratages, des manques, des retrouvailles.
Dans Café Müller, Pina Bausch danse, les yeux clos, lentement, comme une aveugle, se déplace telle une somnambule, se cogne aux murs, habitée par une scène intérieure dont elle semble prisonnière, dans une solitude abyssale, mimant la folie. Mais sa recherche ne s’arrête pas aux ressentis. « Les éléments étaient très importants pour Pina, les rochers, le sable, la terre, les pierres, l’eau ; quand on danse ils deviennent des obstacles, on doit danser contre à travers ou par-dessus. »6. Elle travaille aussi sur les saisons dans Nelken, avec une séquence qui est devenue comme une marque de fabrique, la danse des saisons. Dans le film de Wim Wenders, les interprètes se déplacent dans le monde environnant, dans les rues, sur des rochers, dans des parcs, dans le métro, ou le désert. Les performances jouent de l’espace et des univers du quotidien, des villes ou de la nature. La terre sur laquelle les danseurs se déplacent, se jettent, tombent sur scène dans le Sacre du Printemps, donne un ancrage particulier à ce spectacle, une dimension tribale. Cette tourbe rouge finit par recouvrir leurs corps.

Une question centrale se pose encore : quelle relation Pina Bausch entretenait avec ses danseurs et danseuses, comment parler de ce transfert ? Il s’agit pour la chorégraphe et les danseurs et danseuses d’une implication relationnelle totale et intense. Le transfert des danseurs et danseuses envers leur chorégraphe est entier, l’une dit même que Pina l’a plus regardée que ses propres parents. Il se rapproche d’un dévouement à son regard : ils dansent pour elle, parce qu’elle les regarde. Une telle relation par le geste et le regard, sans paroles, nous interroge, nous dont le praticable passe par la parole et l’absence de regard. Cette fusion par le regard et le geste interpelle. Finissent-ils par danser pour eux-mêmes ou pour elle ? « C’était comme si elle était en chacun d’entre nous ou que nous étions tous une part d’elle », exprime l’un d’entre eux, comme si une fusion s’opérait dans la danse entre le chorégraphe et son danseur.
Un danseur parle de son lien singulier à Pina. Lorsque Pina demande un geste en rapport avec la joie, l’allegria, ou le plaisir du mouvement, il cherche à l’exprimer par son corps. La demande est presque toujours une quête d’inspiration, une recherche. « Continue à chercher », dit Pina. « On devait chercher sans savoir si on était sur la bonne voie »7. Elle traque le geste un peu comme l’analyste est à l’écoute des signifiants et des répétitions. Un danseur dit encore : « Personne n’a les yeux aussi perçants que Pina. Mais personne n’a pu lire en moi comme elle, tout ce que j’ai essayé de jouer disparaissait sous son regard. Elle voyait autre chose dont j’avais peur, que je ne connaissais pas encore. »8. Les trébuchements du corps font partie de son travail de recherche, comme ceux de la langue pour un analyste.
Dans le transfert, l’analysant devient désirant de quelque chose qu’il croit être en son analyste mais qui, en fait, est en dehors de celui-ci.
Ce que la chorégraphe semble transmettre par son regard, c’est un désir. Le rôle réflexif de l’analyste est comparable à celui qu’exerce une chorégraphe vis-à-vis de ses danseurs. La répétition en analyse permet par le transfert de sortir de certains mécanismes, la danse dans le transfert particulier à Pina ne serait-elle pas aussi un moyen de sortir de certaines crispations corporelles qui font symptôme, pour accéder à de l’inédit ?
Elle révèle en l’autre son désir comme le fait également un analyste avec son analysant, et propose à chacun une tentative d’accès à sa propre subjectivité, celle des spectateurs et des danseurs.
Une danseuse dit aussi : « Rencontrer Pina était comme enfin trouver une langue, avant je ne savais pas parler. Elle m’a donné un moyen de m’exprimer, un vocabulaire. Au début, j’étais plutôt timide, je le suis encore. Après des mois de répétition elle m’a appelée et m’a dit : tu dois être bien plus folle ! Cela a été son seul commentaire en près de 20 ans. »9. Que devient le transfert après la mort de Pina ? Le film de Wim Wenders témoigne, de mon point de vue, d’une certaine transmission : une capacité à s’autoriser à créer, à inventer, à chercher par soi-même.

La danse a indéniablement une valeur cathartique. Elle semble libératrice, jubilatoire même pour celui qui se meut comme pour celui qui regarde. Je ne dirais pas au sens d’une levée du refoulement, dans le champ du langage, mais d’une certaine levée de refoulement corporel, des inhibitions liées aux contraintes sociales. Il existe un certain parallèle entre le refoulement verbal au sein de l’analyse et le refoulement corporel dans la danse, qui se manifeste dans les ratages, ou encore l’expression des pulsions. Certains, du fait du rythme, associent la danse à la jouissance de l’orgasme, ce qui me paraît bien simpliste. C’est à mon sens une jouissance plurielle, complexe, au-delà des mots, que d’aucuns qualifierait de jouissance Autre ou féminine, qui reste un terme encore ambigu. Car la danse apparaît aussi comme un acte créatif, un art. Quelque chose échappe toujours à notre tentative de verbalisation et de compréhension. Ce qui passe par le corps par le biais de la jouissance et des pulsions ne trouve pas toujours les mots pour se dire. Mais c’est bien sa richesse de nous révéler l’insaisissable, des actions et des émotions au-delà des mots. La danse comme art est bien un révélateur, une matière vivante, vibrante, pour penser, éprouver, ressentir, et pas seulement un traducteur du langage. A ce titre, elle a une place singulière dans les différents langages artistiques. D’ailleurs Pina disait que son travail n’était pas un art, mais la vie même. Elle cherche inlassablement à interroger l’amour, sous toutes ses formes, le désir et ce qui échappe.
Le corps dansant est vivant, pleinement vivant de la perception de son propre souffle, d’une respiration, d’un cœur qui bat et s’emballe, de muscles qui se tendent et s’étirent, donc pleinement jouissant de ses sensations. Dans son interprétation du Boléro de Ravel, Jorge Donn, le danseur mythique, nous laisse entrevoir toutes ces variations du corps, ces palpitations, le mouvement de sa cage thoracique et sa respiration saccadée faisant partie intégrante de la chorégraphie. Comme si le corps servait de caisse de résonance aux battements des percussions. Nous ressentons de l’extérieur une vraie implication physique, émotionnelle, intérieure, une introspection, une jouissance de la création et de l’invention, pour reprendre le terme que Michel Lehmann utilise à propos de Nancy Huston et de son roman La virevolte10.

La danse permet finalement d’entretenir le désir tout en en jouissant. Ce que recèle le terme de jouissance, c’est aussi une dimension du provisoire, de l’inachevé, qui se rejoue sans cesse sans une forme nouvelle. La jouissance est entendue dans ce qui dépasse les capacités de contenance du sujet. Pina Bausch esthétise parfois à l’inverse des scènes violentes, une jouissance dérangeante : ces personnages qui se cognent, cette femme qui se fait malmener et tripoter, immobile et inerte, comme une poupée chiffon, par des hommes de plus en plus rapides et agités, qui miment une scène au bord du viol, mais qui reste en deçà de toute obscénité ou pornographie.

Pina Bausch ose sans cesse arpenter de nouveaux horizons créatifs, ce qu’elle ne connaît pas encore. Elle répondait, paraît-il, « à vous de trouver » lorsqu’on l’interrogeait sur le sens de ses spectacles ; sans concession, perfectionniste, avec elle chacun apprend à assumer chaque mouvement, chaque geste, chaque pas comme le sien propre, son invention personnelle, comme un accès à quelque chose qu’on essaye de s’approprier et qui nous échappe sans cesse. Comme Monet qui tentait de peindre l’air, une captation de l’impossible, la chorégraphe tente d’explorer la question de l’imaginaire, du pulsionnel, mais surtout du réel, de l’indicible et de l’impondérable. Se donner en spectacle et devenir célèbre, avoir du succès, s’avère important, mais cela n’est pas suffisant, cela ne constitue pas une finalité en soi à ses yeux. Un autre danseur décrit d’ailleurs Pina comme une peintre qui leur donne des couleurs. Elle leur posait des questions afin qu’ils deviennent les couleurs de son tableau.
Alain Didier-Weill écrivait dans Lila et la lumière de Vermeer : « Le musicien fait entendre l’inouï avec une simple note, le peintre montre l’invisible avec une tache de couleur, et le danseur figure l’impondérable avec un pas de deux. »11. Ne serait-ce pas une subtile sublimation de ce que l’on ne pouvait pas voir, ni entendre ni dire ?

La danse semble un art cathartique, poétique et sensuel donc, qui sublime le réel du corps et la pesanteur de sa finitude. Dans la danse, il y a immanquablement quelque chose de joyeux, d’immanent, de libérateur, d’extrêmement vivant, proche des sensations de l’enfance, du jeu, d’une perte du sérieux de l’âge adulte, d’un émerveillement, où même le tragique et la mort ont une certaine beauté, sont aussi la vie dans son immanence, dans son essence. Il faut s’efforcer de trouver des moyens pour « embellir » la vie, écrivait F. Nietzsche dans l’aphorisme 299 du Gai savoir, intitulé Ce que l’on doit apprendre des artistes : « […] mais nous, nous voulons être les poètes de notre vie, et d’abord dans les choses les plus modestes et les plus quotidiennes »12. L’enfance que la danse convoque rappelle que nous passons notre vie à désirer quelque chose que nous supposons avoir perdu et qui nous manque. Cela peut prendre la forme d’un objet, d’un sentiment, d’une sensation, c’est quelque chose justement qui n’est pas palpable et identifiable. C’est à mon sens ce travail que Pina Bausch a en partie tenté à travers son œuvre autour du geste, qui est aussi une retrouvaille avec des émotions de l’enfance. Autrement dit, une question reste ouverte selon mon hypothèse : est-ce que cette place d’observatrice sous la table, lorsqu’elle était enfant, ne se réitère pas dans cette captation du geste qu’elle a jouée toute sa vie ? Elle puise dans un souvenir qu’elle ranime par le geste, qui œuvre comme une réminiscence émotionnelle ou encore une compulsion de répétition qui se nourrit de souvenirs conscients mais surtout inconscients et d’affects oubliés. Elle essaye de sublimer la jouissance et le désir sous toutes leurs contradictions, leurs aspects pulsionnelles de plaisir et de déplaisir, de vie et de mort. La danse met donc en mouvement le corps comme moyen d’expression, invention qui s’origine dans l’inconscient. Le geste ne cesse donc de vouloir faire entendre, résonnant comme une jouissance différente ou une parole hors langage parlé, s’écrivant dans le corps, et par déplacement dans le geste, comme mystère à décrypter.

« Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus » est la phrase de Pina Bausch qui clôt le film de Wim Wenders.


Notes

  1. ALEXIEVITCH Svetlana, La Supplication, Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse, Chapitre II, La couronne de la création, JC Lattès, 1998, p.124
  2. Thèse de doctorat en Sciences de l’Éducation sous le régime de cotutelle Universidade de São Paulo ; Brésil et Université Paris 8 ; France. Vers une rythmique des corps parlants : résonnances entre psychanalyse et danse contemporaine, de Fabíola Graciele Abadia BORGES. Sous la direction du Professeur Léandro de Lajonquière, 2019.
  3. Film Pina de Wim Wenders, 2011
  4. Ibid.
  5. Ibid.
  6. WENDERS Wim, Pina, 2011
  7. Ibid.
  8. Ibid.
  9. Ibid.
  10. A propos du roman « La virevolte » de Nancy Huston, Gepg.org, 2021
  11. DIDIER-WEIL Alain, Lila et la lumière de Vermeer, La psychanalyse à l’école des artistes, 2003
  12. NIETZSCHE Friedrich, Le Gai Savoir, aphorisme 299, Ce que l’on doit apprendre des artistes, Editions GF, 1882 et 1887, page 244

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