Séminaire I-AEP sur la Passe 2008
En l’an de grâce 1307, sous le règne de Nyctamehrlust 1er, se tint à Paris un Grand Chapitre de la Confrérie des Bons Entendeursaluts. On y vint des quatre coins du monde et une oreille avertie entendit même parler patagon. L’heure était grave. L’influence de la Confrérie était en déclin, battue en brèche par de nouvelles pratiques d’écoute de la misère humaine qui promettaient de faire mieux, plus vite, moins cher et sans douleur. C’est pourtant ce moment que la Confrérie avait choisi pour enseigner ses membres sur la Passe. On nommait ainsi ce passage, dans ce travail d’écoute, où le parlant mute en entendant. Moment, tellement difficile à saisir et à en dire quelque chose, qu’un des frères Jacques dit Ronds-de-ficelle, avait inventé quelques décennies auparavant un dispositif pour en transmettre les effets. On peut s’étonner de l’actualité d’une telle préoccupation pour la Confrérie, alors qu’elle se trouvait dans la situation de la Ville éternelle assiégée par les Barbares. Certains esprits, peu charitables, laissaient entendre que se préoccuper ainsi de sa propre reproduction et imaginer pouvoir en produire un savoir transmissible était une manière de soutenir un fantasme d’éternité hors d’atteinte des turbulences du monde. On touche là le symptôme de la Confrérie et peut être son aporie. Sa passion pour le fantasme ne l’enfermait-elle pas dans un autisme létal ? Mais n’est-ce point là le propre de toute passion ?
Ces propos émanent d’un frère qui, après ce Chapitre, rejoignait son abbaye. Ne voulant compter pour rien, ses carnets ne mentionnent pas son nom. Par contre, ils nous précisent qu’il faisait route en direction de Vézelay avec deux autres frères. Le plus âgé, Guilhem marchait en silence, tout en pensant à ce qui s’était dit pendant ce Chapitre. Le plus jeune, Jehan était enthousiaste. Il avait entendu des témoignages qui l’avaient ému, bouleversé. La Passe cessait d’être un terme abstrait dont ne pouvaient parler que quelques initiés. Il avait même assisté à une fin de passe en public, comme le soutenait un des témoins qui semblait découvrir ce qui avait limité sa cure : la « faute » du père de son analyste, ce qui l’aurait laissé dans une demande d’amour aussi tenace qu’insatisfaite. Ce Chapitre sur la Passe lui permettait de sortir enfin de tout ce qui faisait impasse dans sa vie et de découvrir où pouvait se rencontrer la vray joy. Guilhem ne disait toujours rien et Jehan s’en étonna. Comme il lui demandait son opinion, il s’entendit dire par son aîné qu’il y avait quelques réserves à faire sur la notion même de témoignage quant à la vérité qu’il est supposé révéler. Les frères Bons Entendeursaluts situent plutôt les effets de vérité dans ce qui survient de manière inopinée en trouant un récit. Par ailleurs, le propre du dispositif de la Passe consiste dans le témoignage indirect, c’est-à-dire l’isolation du discours de la personne qui l’a soutenu. Dans ce Chapitre, nous avons eu trop de témoignages directs, en contradiction avec les principes fondateurs de la Passe et parfois cela donnait l’impression d’assister à un spectacle de réalité(reality-show) dans la mesure où les témoins s’adressaient à une foule, certes éclairée, mais néanmoins pas sans les effets qui caractérisent une telle adresse. Ceci dit, s’il était peut-être imprudent de transposer un dispositif singulier dans une manifestation collective, Guilhem déclara qu’il était nécessaire de parler publiquement de la passe afin que le singulier ne se confonde pas avec l’intime. Ces critiques n’enlèvent rien au mérite de nos frères d’avoir osé proposer une modalité originale, qui rompait avec le style universitaire de nos rencontres. Nous pouvons apprendre davantage de nos bévues, pour peu que nous en parlions, que de ce qui nous laisserait béat d’admiration.
Jehan était abasourdi par de tels propos. Les choses s’avéraient plus complexes qu’elles ne lui étaient apparues. Il avait le sentiment que cette Passe, dans ses fins, recelait quelque chose qui lui échappait et que son jeune âge lui faisait mettre au compte de son ignorance. Celle-ci l’amenait à considérer son ancien comme détenteur du savoir dont il se sentait privé et il lui posa les questions suivantes : » Qu’est-ce qui est en jeu dans la Passe, que peut-on en dire, pourquoi certains frères soutiennent qu’elle est indispensable au lien social des Bons Entendeursaluts et en parle avec joy alors que d’autres ne veulent pas en entendre parler. Y aurait-il une joy spécifique à la Passe, comme les anciens évoquaient celle de la contemplation du Beau. Y a-t-il une vray joy » ?. Guilhem qui aimait l’histoire et, son âge aidant, avait souci de transmission se lança dans un long discours que je n’ai transcris que partiellement.
L’histoire de notre Confrérie commence à Vienne, il y a un peu plus d’un siècle. Sigismond notre fondateur, en rupture avec la pensée médicale de son temps, soutint que les hystériques méritaient d’être entendues et surtout que leur parole, dans la mesure où elle trouvait une adresse, était susceptible de les délivrer de leurs symptômes. On se perd en conjecture pour savoir l’origine de son intérêt pour ces femmes en souffrance. Certains évoquent l’Esprit-Sein, d’autres font remarquer que son patronyme l’aurait conduit à s’intéresser à la joy. Ces deux conjectures ne s’excluent pas, la grâce divine serait-elle séparable du verbe ? La suite fut un peu plus compliquée qu’il ne s’y attendait. Quelque soit la souffrance invoquée, les sujets tenaient à leurs symptômes et lui qui avait été formé aux sciences de la nature fut obligé d’admettre qu’il n’y avait rien de naturel dans la quête de nos satisfactions, la voie vers la vray joy n’allait pas de soi.
Une partie manque dans les carnets du narrateur et le récit reprend ainsi :… au soir de sa vie, alors que le moment de conclure s’imposait, il eut le courage de faire part des butées rencontrées sur le chemin où il s’était laissé guider par la parole de ceux qui s’adressaient à lui pour soulager leur misère. L’humanité pense toujours trouver la vray joy au lit par la copulation de ses deux moitiés. Mais l’une craint toujours d’y laisser ce qu’elle croit avoir de plus cher et l’autre ne cesse pas de croire qu’on l’en a privée. La plume lui tomba des mains sur cette aporie alors que la peste brune s’abattait sur son pays le contraignant à l’exil et dispersant ses élèves. L’un d’eux, Rudo fit halte quelques années sur les bords de la Seine où il propagea une version édulcorée et adaptative de l’enseignement de son maître. Il y convertit Jacques dont le tempérament poussait à la scission. Il fonda sa propre école dont notre Confrérie est issue. Je ne t’encombrerai pas de ce qu’il nous a apporté pour notre fonction d’entendeur, tu trouveras cela dans le recueil de ses écrits et les versions parfois douteuses de la transcription de ses séminaires. Il nous avait assuré que ceux qui le suivaient pourraient savoir ce qu’il en était de la vray joy. Il la nommait aussi l’Autre Jouissance ou parfois la Jouissance Autre, à ne pas confondre avec la jouissance de l’Autre. Comme tu peux l’entendre, son enseignement n’était pas exempt d’obscurités, de paradoxes et d’ambiguïtés qui suscitaient chez ses élèves un tel sentiment d’ignorance qu’il pu passer pour l’au-moins-un qui savait. La foule se pressait pour entendre la parole du maître et annonait ses aphorismes pourtant décourageants tel : » il n’y a pas de rapport sexuel », personne n’avait remarqué que Sigismond avait dit à peu près la même chose quelques décennies auparavant. L’âge avançant, et après être passé des schémas L et R, aux tores, au graphe puis aux nœuds où il s’embrouilla, notre illusionniste fini par avouer qu’il ne savait pas. Il ne savait pas ce qu’était la fin d’analyse, puisqu’on appelait ainsi ce travail d’écoute, et plus particulièrement quand elle produisait un Bon Entendeursalut. Les fidèles n’eurent pas le temps d’éprouver leur déception, car le Jacques avait plus d’un tour dans son sac. Il en sorti un dispositif, celui de la Passe qui depuis ne cesse pas de nous occuper. Ce dispositif était destiné à produire ce savoir sur la fin d’une analyse, savoir qui était réputé échapper aux praticiens de l’analyse mais qu’on leur supposait pour la désignation des passeurs. On se rua pour faire sa Passe, bien peu furent élus. Les rares qui le furent, le durent à sa bénédiction, ce qui laisse dubitatif sur sa foi dans le dispositif qu’il avait inventé. Il faut croire aussi qu’il s’y ennuya car un beau jour, alors que ses élèves tenaient Chapitre sur la côte normande, il leur lâcha que cette Passe était un échec, que l’analyse était intransmissible, qu’il fallait faire comme lui, la réinventer, quitte à remplir les vieilles outres de vin nouveau. En sommes démerdez-vous comme vous le pourrez.
L’échec de Jacques, certains s’en arrangèrent car ce dispositif loufoque semait la panique chez ceux de nos frères qui gèrent leur adhésion à notre ordre comme une carrière. Si la nomination Bon Entendeursalut ne relevait plus de leurs petites magouilles au sein de chaque confrérie , comment défendre son fromage ? D’autres, que la gestion ennuyait et qui aimaient jouer, ne pouvaient pas laisser tomber cette usine à gaz, ce labyrinthe, d’autant plus que leur maître Jacques dit-Ronds-de-Ficelle leur avait dit qu’il était sans issue. Ce point du manque, cet impossible énoncé par leur Grand Autre, allaient devenir une source d’excitation intarissable. Ils soutinrent que cet échec étaient celui de Jacques, parce qu’il n’avait pas su s’effacer en tant que personne du dispositif. En d’autres termes, il y avait mis un peu trop de ses plis. Mais, eux, allaient le reprendre, le perfectionner et le dispositif devrait nous permettre d’entendre ce qu’il en serait d’une fin d’analyse : le désêtre dans la vray joy.
La nuit tombait, le froid se faisait plus vif, aussi nos marcheurs se réjouirent-ils d’apercevoir le clocher de l’abbaye de Vézelay. Ils y furent bien reçus, frère Meneau de l’Espérance leurs servi un turbot en pâte à sel arrosé d’un chablis 1er cru Vaudésir. Le service était assuré par une jeune novice dont le charme subjuguait Jehan. Dans la nuit, Guilhem, dont la prostate occasionnait plusieurs visites aux latrines, aperçut au détour d’un couloir Jehan se faufilant dans la chambre de la jeune novice.
Au matin les frères se remirent en route vers Cluny. Jehan ne se posait plus de question sur ce qu’était la vray joy et Guilhem se mit à douter. Cette Autre Jouissance peut-elle se dire, fusse avec l’aide d’un dispositif ? Ne nécessite-t-elle pas une rencontre avec l’Autre sexe, lui qui n’est pas tout phallique ? Guilhem réalisait en même temps que cette alternative était celle que les Anciens attribuaient aux démarches éthiques divergentes de Platon et d’Aristote. Tout ça pour ça ? La l’analyse n’aurait-elle rien inventé ? Il se consola en pensant que c’était très bien ainsi. Si elle pouvait amener un sujet jusqu’au point où il aurait à inventer, ce ne serait déjà pas si mal et notre vieux Jacques nous a rendu un fier service en nous disant en quelques sortes : » je ferme la boutique, démerdez-vous ».
Ces bribes de notes ont été découvertes sur le cadavre d’un brigand. Les trois frères ont disparu sans laisser d’autres traces que celles qu’un main anonyme a inscrites sur ces carnets. Nous ne saurons donc pas, au moment de leur mort, s’ils auraient pu témoigner avoir rencontré la vray joy.