Lettre aux psychiatres en formation

Une introduction à un entendement possible de la pensée délirante.

L’enseignement au cours de cette année avait pour visée de montrer qu’il y a de la pensée dans l’expérience psychotique et donc un sujet qui tente de se faire entendre et reconnaître par un Autre.
Socialement, le psychiatre, lieu d’adresse du sujet psychosé, occupe cette place de l’Autre( la majuscule dénote l’écart nécessaire d’une écoute pour qu’une parole ne soit pas réduite à son sens le plus immédiat comme dans une conversation). Il importe donc qu’il ait quelques notions des caractéristiques et enjeux du dire dans la psychose. Ceci implique de ne pas réduire la folie à une maladie d’organe ou à un déficit biologique ou psychologique. Bien qu’abandonnée depuis longtemps, l’assimilation historique de la folie à une démence n’a pas complètement disparue de nos préjugés, comme en témoigne le retour d’un intérêt pour les troubles cognitifs dans les psychoses. Nous devons donc en préliminaire revenir sur ce qui caractérise l’expérience psychotique.

CLINIQUE DE L’EXPERIENCE PSYCHOTIQUE
Classiquement, en psychiatrie, la psychose est définie, en son trait différentiel avec les autres entités nosologiques, par un trouble d’appréhension de la réalité induit par les hallucinations et (ou) le délire. Hormis dans les syndromes confusionnels, il serait plus précis de faire remarquer qu’il ne s’agit pas d’un déficit d’appréhension de la réalité en soi, mais au contraire d’une surimposition à l’expérience de la réalité des significations univoques des hallucinations et du délire. C’est dire que le phénomène central de l’expérience psychotique relève d’un trouble de la signification donc du rapport du sujet à l’ordre symbolique.
Ce trouble de la signification se manifeste cliniquement dans l’automatisme mental et les hallucinations ainsi que par l’infatuation et le délire. Ces manifestations existent dans des proportions variables selon les formes cliniques et évolutives des psychoses. Nous les décrirons sans préjuger de ces variations.

1- L’automatisme mental et les hallucinations.
De Clérambault a décrit un trouble de la pensée caractérisé par un sentiment d’étrangeté consécutif à une perturbation de son cours(arrêts, ralentissements, dédoublement, intrusion…) et d’autres phénomènes tels des manifestations cénesthésiques auditives. Ces phénomènes, dits élémentaires, sont anidéïques, c’est à dire sans contenu faisant sens. Ils traduisent une dissolution plus ou moins progressive de ce sentiment communément partagé d’une intimité avec notre pensée qui nous incline à la considérer comme la représentation de notre singularité subjective. Du fait de l’automatisme mental, ces troubles prennent la forme de pensées imposées, souvent absurdes car constituées par des phrases interrompues avec des allusions plus ou moins énigmatiques. Ces phénomènes élémentaires caractérisent le Petit automatisme mental qui fait vivre au sujet le sentiment d’un démantèlement de sa capacité de penser et d’agir. Puis les cénesthésies auditives, visuelles et parfois olfactives donnent lieu à un contenu hallucinatoire plus marqué. Les hallucinations sont des perceptions effectives( comme les scènes du rêve pendant le sommeil) qui s’imposent dans le réel, c’est à dire qu’elles sont éprouvées dans une immédiateté, sans possibilité de l’écart critique d’un jugement, ce qui leur confère un statut de réalité incontestable qui rend illusoire toute sollicitation visant à faire reconnaitre leur caractère « subjectif ». Leur intrusion dans la vie psychique est donc attribué a une influence externe, d’abord impersonnelle puis à l’intentionnalité d’un Autre. On est passé ainsi du Petit au Grand Automatisme puis au délire, lequel vient donner un sens à cette expérience angoissante d’anéantissement de la vie psychique et de son aliénation à un Autre. Bien entendu, ce déroulement du déclenchement d’un épisode psychotique est plus ou moins apparent selon les différentes formes des psychoses et leur moment évolutif, mais ce qui est le plus caractéristique c’est la précession des phénomènes élémentaires sur le sens délirant qui est chronologiquement second. Ce qui signe une antériorité logique des troubles de la pensée, donc de la structure discursive de la subjectivité sur le contenu délirant. Cette incidence de la structure discursive sur le thème délirant a été soulignée par Freud(in Cinq psychanalyses, p.308) quand il remarquait que les psychoses paranoïaques consistaient à réfuter un fantasme qui s’énoncerait: » Moi, un homme, je l’aime lui un homme ». Le délire de jalousie fait porter la négation sur le sujet: « ce n’est pas moi qui aime les hommes, c’est elle qui les aime ». Le délire de persécution fait porter la négation sur le verbe: » je n’aime pas les hommes » est imputé à un autre qui donc me hait et « je le hais, parce qu’il me hait ». L’érotomanie nie l’objet « homme » et va consister à dire : »ce n’est pas lui, un homme, que j’aime, c’est elle, une femme ». Elle lui attribue la proposition qui se transforme en: » c’est elle qui m’aime et je l’aime parce qu’elle m’aime ».Le délire des grandeurs fait porter une négation encore plus radicale sur l’objet: « je n’aime pas les hommes » devient: » je n’aime personne », puis: » je n’aime que moi ». Ainsi les structures syntaxiques du langage ordonnent une clinique qui se répartit selon une négation portée sur chacun de ses éléments constitutifs: sujet, verbe, objet. Mais l’incidence du langage sur la clinique intervient aussi à un niveau encore plus fondamental que le thème du délire comme en témoigne la précession des phénomènes élémentaires sur le délire. Qu’est-ce que délirer?

2- Le délire
Les aliénistes du XIXième siècle ont tenté, une classification des psychoses délirantes selon le thème du délire. Cette tentative s’est révélée insatisfaisante, car d’une part les thèmes sont infinis et variables et d’autre part une nosologie selon le thème délirant occulte ce qui spécifie en soi la pensée délirante. Un délire se caractérise avant tout par la précipitation d’une signification univoque qui va organiser une interprétation aliénante de la relation du sujet à son monde en lui donnant un sens intangible. Cette interprétation figée va l’amener à ramener à lui-même(infatuation) ce qui lui fait signe dans le réel. Le délire comporte donc ce qui spécifie la psychose( un trouble de l’ordre symbolique) mais en même temps, comme Freud l’avait remarqué, il constitue une tentative de guérison dans la mesure où il est une manière de renouer un lien à l’Autre. Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, parvenir à construire un délire de persécution, par exemple, c’est donner un sens et une cause à l’anéantissement subjectif que vit le sujet psychosé et par sa plainte tenter de sortir d’un narcissisme mortifère.
Nous avons employé les termes de sujet et de signification pour spécifier ce qui caractérise l’expérience psychotique. Il convient de préciser la portée de ces notions et en particulier leur raison langagière.

DE LA SIGNIFICATION
Nous ne reprendrons pas ici les données de la linguistique structurale sur l’arbitraire du signe linguistique et sur la distinction signifiant/signifié. Nous rappellerons seulement que la signification d’une phrase ne peut s’établir qu’à son terme, ce qui revient à dire qu’elle relève d’une relation de signifiants(Benveniste). En d’autres termes que la signification de nos propos demeure toujours contingente et potentiellement énigmatique, c’est pourquoi nous attendons toujours d’un Autre la confirmation de la raison de ces propos qui nous représentent auprès de lui. Nous sommes là en train d’introduire la notion de sujet, représentée par un signifiant pour un autre signifiant. Cette dimension du sujet se distingue de celle du Moi, qui elle, relève d’une identification à l’image du corps propre(stade du miroir).
Cette conception discursive de la notion de sujet rend compte, quand elle se trouve désintégrée lors de l’automatisme mental, des phénomènes de dépersonnalisation et d’anéantissement subjectif observés au début des psychoses ainsi que de la perplexité à l’égard de ce vécu avant qu’une signification figée vienne lui donner un sens univoque dans le délire. Ce trouble majeur de la signification est une atteinte de la fonction symbolique qui fait consister la dimension du sujet telle que nous l’avons spécifiée. Ceci a pour conséquence que le psychosé ne peut se soutenir que d’un Moi qui subit de ce fait une infatuation telle(mégalomanie narcissique) que ça lui fait signe à lui, personnellement et que ce signe ne peut pas être renvoyé à la contingence d’une signification.

Puisque nous sommes des êtres parlants et usons donc avec le langage d’un médium régi par des lois symboliques, comment se fait-il que le simple fait de parler ne nous confère-t-il pas une aptitude à symboliser et donc à ne pas traiter les mots comme des choses, ce qui est le fait de l’expérience psychotique ?

Ceci nous amène à préciser ce qui spécifie la dimension du symbolique, soit la logique du signifiant. Elle se distingue de la logique du signe, qui comme son nom l’indique, est destinée à faire signe à quelqu’un d’une signification déterminée(cf. la signalisation du réseau routier). Cette logique relève de la communication. La logique du signifiant subvertit la notion de représentation sur laquelle repose la logique du signe. La dimension du symbolique efficiente pour la constitution subjective suppose un pas de plus. Elle implique non seulement une représentation de l’objet, mais surtout de son absence. C’est ce qu’institue le signifiant dans la mesure où il ne renvoie pas à la représentation d’un objet mais à un autre signifiant et la signification qui en résulte institue l’objet comme perdu et donc cause du désir.

Chaque infans a à effectuer cet acte par lequel il habitera le langage. Le manque de l’objet primordial, la mère, ne peut être représenté par quelque objet transitionnel(« doudou »), puisque celui-ci témoigne de la permanence de sa présence dans l’imaginaire. Il ne peut l’être que par ce qui semble motiver son absence, le père. Non pas le père réel, mais sa fonction de représentation de l’interdit de l’inceste( l’inceste représentant une jouissance infinie de l’objet et donc une fusion avec celui-ci, dont le corollaire serait la perte-absorbtion du sujet dans l’Autre d’où l’angoisse). Cette dimension métaphorique de la fonction paternelle est l’identification primordiale nécessaire pour qu’un sujet advienne à l’ordre symbolique des lois de la parole et du langage. Son effectuation institue l’ordre symbolique pour un sujet et sa carence rend compte des troubles de la signification comme trait pathognomonique des psychoses. Lacan a mis l’accent sur la caractéristique structurelle des psychoses, un défaut de la métaphore paternelle soit la forclusion du Nom-du-Père. Ce concept éclaire la phénoménologie de l’expérience psychotique. L’hallucination consiste, par exemple, pour la réalité psychique, à une présence envahissante de l’objet qui suscite une excitation et une jouissance(méconnue) sans limite et donc angoissante et douloureuse.

DE LA JOUISSANCE
L’apport freudien, concernant la souffrance psychique, est d’avoir montré qu’un symptôme ne peut se réduire à un déficit, voire à un manque de développement ou de bon sens. Il joue une fonction dans l’économie psychique soit dans la régulation de la jouissance. Notre pratique quotidienne nous montre que si les sujets se plaignent de leurs symptômes et demandent d’en être soulagés, ils y tiennent en même temps. Plus précisément la demande porte sur les aspects gênants du symptôme dans la vie sociale, et la résistance au changement sur un refus de céder sur la jouissance inhérente au fantasme inconscient sous-jacent à tout symptôme.

Ce que Freud a montré dans le champ de la névrose se vérifie aussi dans celui de la psychose comme en témoigne l’expérience psychotique du Président Schreber. Rappelons que cet homme fut parcouru un matin alors qu’il était dans un demi-sommeil par la pensée suivante, et il est égal du point de vue de la réalité psychique que ce soit un rêve ou un fantasme, que: »…ce doit être une chose singulièrement belle que d’être une femme en train de subir l’accouplement… » Il évoque cette pensée sur le mode d’une sensation éprouvée, ce qui implique un effet de jouissance, et en même temps, le rejet d’une telle pensée car » étrangère à toute ma nature », tellement étrangère qu’il se demande après-coup si » quelque influence extérieure ait joué pour m’imposer cette représentation ». Ce n’est pas en soi le rejet d’une position féminine qui va précipiter cet homme dans la décompensation psychotique, c’est plutôt que celle-ci était le support de son transfert au Pr. Fleschig, son médecin. La perte de cette adresse et de cette identification à une figure de la métaphore paternelle vont faire disparaitre les suppléances dont il pouvait user jusqu’alors pour maintenir une consistance subjective. Ce qui fait enseignement pour nous dans la lecture de ses » Mémoires d’un névropathe », c’est que malgré les péripéties de son expérience psychotique, effets iatrogènes institutionnels et médicamenteux inclus, il produit un délire où acceptant d’être la femme de Dieu, il enfantera une humanité nouvelle. Cette acceptation réintroduit sur le mode imaginaire la suppléance à la métaphore paternelle, stabilise et améliore son état psychotique et lui permet d’obtenir les levées des interdictions juridiques dont il avait été l’objet. Ainsi assistons nous à un véritable travail du délire, allant dans le sens d’une réparation, plus ou moins réussie selon les cas, des conditions qui ont déterminées un destin psychotique. Cette remarque ne vaut pas pour un encouragement à délirer, ni à ne pas limiter un délire qui aurait des incidences préjudiciables pour un sujet et son entourage; mais à se garder d’une fureur soignante à la quête d’une éradication et d’une critique du délire comme preuve de guérison. L’expérience nous montre qu’une proposition délirante une fois établie va durer toute une vie, même si elle est tue pour s’éviter des traitements intempestifs. Elle tient parce qu’elle est la création d’un sujet pour donner un sens à ce qui, à un moment, s’est joué pour lui comme son anéantissement et elle le soutient mieux que tous nos soins.
Ces éléments pour nous orienter dans la rencontre avec le sujet psychosé étant posés, abordons maintenant les conditions de cette rencontre et les possibilités d’un mieux savoir y faire avec sa psychose.

PSYCHOSE ET DESTINS DE LA PSYCHOSE
Le propre de la psychose, c’est que le délire n’est jamais vécu par le sujet comme un symptôme et que donc la demande de soins, au moins dans un premier temps, émane souvent du social. C’est dire que la rencontre avec le psychiatre ne s’inaugure pas sous les meilleurs auspices. Mais elle a lieu, et son déroulement va conditionner le devenir de la relation soignant/soigné. Que demande un sujet psychosé à son médecin? Pas de le guérir de son délire puisqu’il y croit nécessairement. Mais il s’avère que cette croyance ne lui suffit pas, car toute croyance tend à trouver sa certitude dans le fait d’être partagée par un Autre. Si bien que le ressort de la demande va être de nous convaincre d’y croire. Si nous ne répondons pas à cette demande dans le sens d’un acquiescement ou d’une invalidation, mais d’une invite à revenir nous en parler, un dispositif de parole se met en place. Il va avoir des effets, pour peu que le médecin puisse se décaler quelque peu d’un idéal soignant qui le pousserait à obtenir le plus rapidement possible des résultats signant sa propre efficience. De revenir parler à un Autre confronte le sujet psychosé à une expérience nouvelle. Alors que pour lui, les mots produisent des effets dans le réel, là, il est confronté au fait que le dispositif demeure indemne à la propension performative propre à la parole. En d’autres termes, ses mots ne produisent pas les évènements ou les choses qu’il espérait et redoutait. Cet état de fait, auquel il est sensible et qui demande que le « psy « n’intervienne pas en personne mais par son écoute, va produire un déplacement de la demande d’un « qu’on y croit » au délire qui le représente, à un « qu’on le croit ». On entend dans ce déplacement que s’institue une substitution d’un pronom personnel à ce qui témoignait d’une situation où dans le délire le sujet était réduit à n’être que l’objet de la jouissance de l’Autre. Ce premier pas est le préliminaire nécessaire à ce que le « psy » puisse consister comme lieu d’adresse.
Nous l’illustrerons par une situation clinique rapportée par un médecin généraliste qui recevait un patient réputé schizophrène, suivi par le « secteur ». Ce jour là, ce patient ne le consultait pas pour des motifs strictement médicaux. En effet, il vient demander à son médecin de lui fournir un certificat attestant que lui, Dr A. est son persécuteur. Notre confrère s’évertue à convaincre son patient qu’il n’en est rien, qu’il est là pour le soigner, pour son bien; rien n’y fait. Le patient persiste dans sa demande et devant le refus de son médecin, il lui déclare qu’il va donc s’adresser à un autre médecin , le Dr B.. Celui-ci consulté et confronté à la demande réitérée d’établir un certificat attestant que le Dr.A. est le persécuteur, va s’évertuer, à son tour, à convaincre le patient qu’il n’en est rien. En vain. Cédant en partie à son insistance, il consent, in fine, à lui établir un certificat attestant que le Dr.A. n’est pas son persécuteur. Le patient retourne voir le Dr. A., lui montre le certificat et lui dit à propos du Dr.B. « il n’y a rien compris ».
Quelques remarques sur cette psychopathologie de la vie quotidienne d’un sujet psychosé.

Celle qui s’impose d’emblée, c’est cette nécessité pour le sujet de nommer un persécuteur, ce qui revient à trouver un lieu pour situer l’origine de la persécution . Cette localisation permet au sujet d’éviter une angoisse persécutrice anonyme et généralisée; comme l’effectue la phobie en circonscrivant l’angoisse sur un objet. Ceci montre la fonction limitante du symptôme en général sur l’angoisse. Ceci devrait inciter les médecins à quelque prudence dans toute velléité d’une éradication frontale du symptôme.

Le deuxième remarque relèvera que le choix du persécuteur n’est pas aléatoire. Comme Freud l’avait souligné, il est ou fut aimé ou représente quelqu’un qui le fut.
Troisième remarque, la demande du patient est celle d’un écrit portant le nom du médecin et celui du sujet. Cette demande est demande de reconnaissance d’être à l’origine de ses craintes délirantes. Cet écrit ne tiendrait-il pas lieu d’une reconnaissance imaginaire de paternité? L’écrit en soi, inscrit durablement ce que la parole énonce par le support éphémère de la voix. Cette nécessité de l’écrit viendrait suppléer la carence de la métaphore paternelle dans cette situation.
Occuper cette fonction d’adresse( et c’est cette nécessité subjective que le patient reproche au Dr B. de n’avoir pas compris) est pour le psychiatre une responsabilité et un engagement dans la durée. On observe fréquemment des rechutes lors des interruptions temporaires ou définitives de ce travail avec les sujets psychosés. Ceci montre que ce premier temps d’un dépôt transférentiel des objets persécutoires n’est pas résolutif de la problématique psychotique. Il relève d’une suppléance imaginaire équivalente à l’amour de transfert dans les névroses dont on sait qu’il est le ressort de la relation hypnotique à l’oeuvre dans toute psychothérapie et de ses effets immédiats et éphémères sur le symptôme.
Un traitement possible de la problématique psychotique implique un pas de plus.

REPETER POUR SE REMEMORER ET SE SEPARER DE L’OBJET
Dans la langue anglaise, le terme « remenber » nous fait entendre ce « remembrement » de l’image corporelle à l’oeuvre du fait de la dimension subjectivante produite par un « se souvenir de… ». Alors que les névrosés ressassent leurs souvenirs, l’écoute des sujets psychosés nous les fait entendre dans une immédiateté de leur vie psychique comme s’ils n’avaient pas d’histoire. Cette remarque pour souligner l’enjeu crucial de la remémoration dans un traitement possible des psychoses. Mais ce n’est pas seulement de souvenirs évènementiels dont il s’agit, c’est la signification qu’un sujet leur a attribuée et surtout la modalité par laquelle elle s’est inscrite. Celle-ci se manifeste par leur répétition dans le dire ou les passages à l’acte du sujet, comme en témoigne la séquence clinique suivante: T. présentait un délire de persécution, forme évolutive d’une psychose maniaco-dépressive. Il mettait en scène son vécu persécutoire par des attitudes provocantes dans des » boites de nuit ». Elles se concluaient par des rixes où il se faisait régulièrement rosser. Interpellé par la répétition des ces séquences, il parvint à dire qu’il s’agissait pour lui d’être vu comme un dur, un caïd, pensant ainsi susciter une séduction telle qu’il aurait toutes les femmes. La répétition de ces passages à l’acte cessa après qu’il se souvint que lors d’un repas familial, alors qu’était évoqué le souvenir d’un grand-oncle qui avait combattu sur le front russe avec l’armée allemande, il fit part d’une opinion critique sur cette collaboration. Adolescent, il fut renvoyé par son grand-père et frère de ce collaborateur, à son ignorance de ce qui se jouait à cette époque, renvoi ponctué par un  » lui au moins c’était un dur ». Ainsi T. était-il pris par ce signifiant qui lui faisait signe comme identification idéale pour réaliser ce qui semblait être l’objet d’admiration de ce grand-père, lequel avait la réputation d’être entouré de femmes. Bien entendu, ce n’est pas cet évènement de son histoire familiale qui est à l’origine de sa psychose. Au moment de cet évènement, bien que rien cliniquement ne l’indiquait, il traitait déjà les mots comme la chose et se trouvait alors dans la position de les incarner réellement. Les signifiants de cet évènement sont venus donner un sens univoque à une subjectivité qui reposait déjà sur des identifications imaginaires et non sur la logique du signifiant. Le fil de cette précipitation signifiante se lit encore dans le nom de ceux qui le persécutent: Poutine et le « KGB ». Tout se passe comme s’il était sans cesse poursuivi pour s’être identifié à ce grand-oncle( qui avait donc combattu les russes). Identification qui circonscrit et limite un vécu persécutoire et en même temps inclut la jouissance d’un Moi-Idéal à être le » dur » aimé de toutes les femmes.

La remémoration des circonstances de la précipitation d’une signification en un sens univoque, qui va dès lors fonctionner comme impératif catégorique, introduit chez le sujet psychosé la dimension d’un savoir qui lui est propre parce qu’issu de son histoire. Pour autant, ce savoir ne vaut pas encore comme un savoir inconscient, qui constituerait une réalité psychique, un fantasme dont le délire n’est qu’un tenant-lieu. Ce qui s’oppose à un tel avènement, c’est la jouissance produite par l’économie psychotique qui est caractérisée par une jouissance de la chose à laquelle renvoie cette logique du signe. La dimension hallucinatoire qui est son expression la plus radicale réalise la présence d’un objet, de fait, non détaché des zones érogènes et suscitant une jouissance ininterrompue. Bien qu’il en souffre et s’en plaigne, le sujet psychosé est dans une addiction vis vis de celle-ci encore plus grande que celle attribuée aux drogues, car celles-ci peuvent manquer, alors que l’objet hallucinatoire est inhérent à la pensée de la psychose. Ceci rend compte de ce que Freud disait de ces sujets qui aiment leur délire comme ils s’aiment eux mêmes. D’une part parce que le délire les représente, mais aussi et surtout parce qu’il suscite la jouissance d’une image idéale d’eux-mêmes, sans manque.
Qu’est-ce qui peut écorner cette bulle dans laquelle le délire enferme le sujet psychosé et ouvrir sur la dimension du manque et de l’altérité?

Cette bulle n’est pas un havre de paix. L’appareil psychique traite de manière équivalente l’excès d’excitation que ce soit douleur ou jouissance. La jouissance ininterrompue que vit le sujet psychosé dans les périodes de décompensation est suffisamment douloureuse pour solliciter des modalités de limitation de celle-ci. Le délire en est une, plus ou moins réussie selon les situations. Imparfaite car toujours marquée par la mégalomanie qui résulte des identifications idéales. Le temps préliminaire est que celles-ci soient produites par la parole du sujet adressée à un Autre et que ces signifiants puissent être entendus dans leur contingence historique ayant déterminé un sens particulier qui voile leur signification( à entendre selon Die Bedeutung de Frege). Ainsi le signifiant dur a été entendu en terme de sens( Der Sinn de Frege) comme ce qui pouvait faire consister une image du corps propre susceptible de satisfaire le manque de l’Autre. Alors qu’il renvoyait à son antonyme « mou » dénotant la castration( Die Bedeutung des Phallus) et le manque de l’Autre. Ce renversement ne va pas sans un deuil à faire de cette mégalomanie d’un égo qui sauverait le monde par son amour. Il s’accompagne inévitablement d’un vécu dépressif qui peut prendre la voie d’un deuil plutôt que celle de la mélancolie dans la mesure où cette phase s’effectue dans le contexte d’une parole adressée.

Qu’elle peut être l’issue subjective à ce deuil du délire?
Quelques exemples pour l’illustrer. Après une décennie de délire de filiation destinant ce sujet à être reconnu comme le monarque qui manque à la France et après des passages à l’acte auprès des autorités politiques et religieuses qui motiveront plusieurs internements, il en vient à penser, au bout de longues années de paroles adressées à son « psy » que le plus important est la dimension spirituelle et non temporelle de la royauté. Ce déplacement d’une réalisation du délire dans le social à un registre spirituel l’amène à se demander si toute sa vie n’a pas été orientée par un délire, mais alors il est pris par une sensation vertigineuse comme s’il se trouvait devant un abîme et s’interroge sur quel autre sens pourrait-il donner à son existence?. Des formulations de ce genre me paraissent plus vraies dans leur ambiguité, voire dans le maintien d’une certaine dimension énigmatique, qu’une critique radicale de l’histoire délirante qui pourrait tout à fait coexister avec une part clivée où la croyance serait maintenue intacte.

Autre situation, à partir d’un délire de persécution ayant entrainé internement, puis ultérieurement une défénestration pour échapper aux persécuteurs, la remémoration de scènes de son enfance où B. se souvient avoir provoqué des situations dans lesquelles il affectionnait d’être le souffre-douleur de ses camarades. C’était à ses dires la seule modalité qui lui permettait d’être en leur présence, car il n’arrivait pas à prendre part autrement à leurs jeux. La souffrance éprouvée lui donnait un sentiment de ne pas être comme les autres, d’être un sujet d’exception et qu’un jour quelqu’un reconnaitrait sa souffrance et l’aimerait. Cette séquence illustre que bien avant que n’éclate au grand jour une décompensation psychotique et dès la plus tendre enfance on peut retrouver une thématique et un mode de relation à l’Autre qui préfigure le délire futur. Ces remémorations ont eu pour effet une prise de distance avec son délire, telle que sa vie sociale et familiale s’en sont trouvées changées.

Autre situation encore, où une sublimation s’est substituée à un délire de filiation. J. pensait être la princesse Anastasia, une fille du dernier tsar de Russie qui, selon une rumeur qui s’était répandue en Europe au milieu du siècle dernier, aurait échappé au massacre de la famille impériale. Un jour, ses revendications à faire reconnaitre sa « véritable identité » ont cédé la place à un intérêt pour la langue et la culture russe. Ce changement est survenu, là encore à la suite de remémorations de sa propre histoire où précisément elle était en mal de reconnaissance. Le fait qu’elle ait pu le faire entendre semble lui avoir permis de déplacer la question d’une généalogie imaginaire du sujet à celle induite par l’usage de la langue et de la parole. La particularité de ce mode sublimatoire est-elle une trace cicatricielle du délire qui signerait sa résolution ou un trésor de signifiants enfouis susceptible de se redéployer à nouveau en délire si une adresse venait à lui manquer?. Cette question en pose une autre, celle de la consistance des effets obtenus. Il ne s’agit pas de parler dans notre champ de guérison. L’expérience montre, quelques soient les traitements employés, que les structures cliniques demeurent inchangées. Ceci rend compte de la longue durée de ces traitements. Par contre le parcours effectué, qui fait entendre les raisons langagières des symptômes, y compris le délire, permet au sujet un mieux savoir y faire avec ce qui est toujours susceptible de se manifester dans le réel.

Si, rétrospectivement, nous nous interrogeons sur ce qui a fait acte de changement pour ce mieux savoir y faire avec sa psychose; le temps de la remémoration parait crucial et inaugural pour une issue possible à ce qui jusqu’alors se répétait dans le réel. Mais, ce moment ne résout pas la signification figée du délire en la réduisant à une signification quelconque, c’est à dire comme effet fortuit d’une relation de signifiants. Il introduit cependant une dimension temporelle qui change la situation topologique du délire. Celui-ci demeure comme une pensée intime, nécessaire à l’existence du sujet et plus comme une signification à faire advenir dans la réalité. Ca s’exprime, par exemple par un « j’attends qu’on me fasse signe ». Remarquons, que le travail d’écriture adressée du Pt. Schreber était parvenu aussi à cette réalisation asymptotique du délire dont parle Lacan et donc à une certaine réussite de la « métaphore délirante ». Il me semble que nous pouvons faire un pas de plus que cette stabilisation spontanée du délire quand le social ne la perturbe pas. Qu’un sujet puisse mettre en question le délire comme nécessité subjective est envisageable, ne serait-ce que sur le mode d’un questionnement sans réponse. Mais Freud nous disait que le Moi ne peut abandonner une croyance que pour une autre. Qu’est-ce qui peut donc se substituer à la jouissance mégalomaniaque de l’identification délirante? Il n’y a pas de substitution mais une entame possible de celle-ci par l’apaisement inhérent à une parole adressée et à la jouissance, certes limitée mais subjectivante, que celle-ci produit. Il n’y a pas de moment définissant un avant et un après de ce passage puisque les effets de la parole reposent exclusivement sur sa pratique effective et non pas sur l’espoir attendu d’une dimension prophétique de celle-ci qui dénouerait d’un mot l’aliénation délirante.

CONCLUSION PROVISOIRE: L’ENSEIGNEMENT DE LA PSYCHOSE
La médecine n’est pas la seule à avoir appréhendé la psychose avec un préjugé déficitaire. La psychanalyse aussi. Que ce soit par les notions de carence du développement de la libido avec fixation narcissique ou par la conception linguistique de forclusion de la métaphore paternelle. Ces orientations, pourtant différentes, induisent l’idée d’un déficit et donc d’une incitation à y pallier, voire à rêver d’une mobilisation de la libido ou d’une greffe possible du symbolique par l’expérience même de la relation thérapeutique. Cette illusion a caractérisé beaucoup de tentatives de traitement psychanalytique des psychoses au siècle passé. L’expérience nous a appris qu’on gagne à considérer la psychose comme une modalité existentielle originale malgré les troubles et souffrances qu’elle produit. Devant une expérience d’anéantissement subjectif vécue lors de l’installation de la première décompensation, la construction d’un délire est une manière de redonner un sens et donc un sujet à cette situation de détresse. Plus que de vouloir l’éradiquer pour une normalité illusoire, il convient de permettre que ce qui insiste à se faire entendre puisse se dire autrement que sur le mode du délire. C’est possible pour peu que le « psy » n’impose pas ses propres préjugés de névrosé comme idéal thérapeutique. Je peux témoigner qu’il m’a fallu un certain temps pour y renoncer et que mes patients s’en sont nettement mieux portés et moi aussi. Cette position implique aussi de se demander ce que la psychose peut nous apprendre, elle, qui semble témoigner d’une absence de foi dans l’existence d’un père selon la Loi. Notre économie libidinale de névrosé ne repose-t-elle pas sur la croyance religieuse en un père aimant et salvateur qui nous protégerait par son interdit d’un déchainement pulsionnel toujours attribué à l’Autre? La forclusion de la métaphore paternelle dans les psychoses ne dispose-t-elle pas, lorsqu’elle parvient à se passer du recours imaginaire au délire, à fonder une subjectivité qui aurait à inventer une manière de faire exister le manque de l’Autre sans un recours au Nom-du-Père et donc à la propension de ce recours à fonder un lien social de type religieux quand bien même celui-ci se proclamerait-il athée(cf. les régimes totalitaires dont le ressort a été magistralement décrit par Freud dans la Psychologie des foules)?. Des artistes concernés par la psychose semblent donner quelque consistance à cette hypothèse, dès lors que leur art leur permet, non seulement de suppléer, mais d’inventer une manière singulière de faire exister le manque de l’Autre. Ceci implique une pratique existentielle de l’art dont les effets subjectifs ne relèvent pas de la reconnaissance d’un nom, comme Joyce l’a crue, mais de l’oeuvre elle-même, c’est à dire du chemin qui se trace par l’appel issu de ce manque produit par une parole adressée, soit un discours quelque soit la matérialité de sa forme. Une perspective Autre peut se dessiner pour la pratique d’un psychiatre s’il peut laisser place à cette dimension de l’artiste, soit de l’invention, dans son écoute du symptôme. Cette pratique relèvera alors d’un art libéral, à opposer aux tendances du temps présent visant à la réduire à une technique imposée. L’enjeu étant ce combat que les psychiatres ont toujours soutenu pour la reconnaissance sociale d’un sujet de la déraison. C’est la condition de la singularité de la psychiatrie dans le champ médical et social.

LECTURES CONSEILLEES
– De Clérambault G., 1942, Oeuvre psychiatrique, Paris, P.U.F.
– Freud S., 1954, Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa in Cinq psychanalyses, p.262-324,Paris, P.U.F.
– Lacan J., 1981, Le Séminaire 3, les Psychoses, 1981, Paris,Seuil.
,1966, D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, in les Ecrits, p.531-584, Paris, Seuil.
– Schreber D.P.,1975, Mémoires d’un névropathe, Paris, Seuil.

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