Identifications et destins des identifications

Journées d’Analyse Freudienne 2009

Freud a choisi le terme d’identification plutôt que celui d’identité pour décrire les différentes modalités selon lesquelles la singularité d’un sujet se manifeste dans sa présence au monde. Ce choix n’est pas anodin, il souligne que ce qui nous distingue des autres est fait d’emprunts multiples aux personnages que nous aimons ou avons aimés. Ce constat issu de l’expérience de la psychanalyse écorne notre narcissisme et s’accompagne d’un sentiment d’incertitude sur notre désir dans la mesure où il n’échappe pas à l’identification. Il se révélera, ce qu’il a toujours été, désir de l’Autre.
Cette présence de l’étranger au plus intime de l’Être est difficilement pensable et acceptable. On comprend qu’elle puisse susciter déni et rejet qui se traduisent dans la réalité sociale et politique par des phénomènes de passions identitaires et xénophobiques.
Cette tendance à la cristallisation identitaire ne relève pas d’accidents de l’histoire. Sa présence dans le monde témoigne d’un phénomène permanent et structurel avec ses phases d’exacerbation. Si bien que nous pouvons nous demander si cette réflexion que nous menons sur l’identification ne nous vient pas du dehors, d’un monde en voie de globalisation où la prévalence de l’idéologie gestionnaire nivelant les singularités suscite un malaise des identifications. Les psychanalystes viennent d’en faire l’expérience. Il fut question, tout récemment, d’englober la pratique de la psychanalyse dans le cadre des psychothérapies. Cette tentative n’a pu se réaliser en France du fait de l’opposition des psychanalystes, ce qui n’a pas été le cas dans d’autres pays européens où la psychanalyse est considérée comme une forme de psychothérapie parmi d’autres et évaluable en termes de coût/efficacité.

L’IDENTIFICATION AU SYMPTÔME
La spécificité de la psychanalyse repose, depuis Freud, sur une conception du symptôme qui se démarque de celle soutenue en médecine. La distinction d’approche est caractérisée par le constat que Freud fut amené à faire quand il se rendit compte que si le sujet se plaignait de son symptôme et demandait d’en être soulagé; en même temps, il y tenait et l’aimait comme lui-même. Dans le même registre, Lacan ajoutera que le sujet croit à son symptôme et si nous revenons à Freud sur cette question de la croyance, rappelons qu’il disait que le Moi n’abandonne une croyance qu’au profit d’une autre. Cette attitude singulière du sujet vis à vis du symptôme ne peut se réduire à une jouissance masochiste. Elle relève d’une autre nécessité qui s’impose sur le mode d’une répétition inconsciente devant la perception ou l’anticipation de l’angoisse. Le symptôme phobique l’illustre. Il consiste à localiser l’angoisse sur un objet ou une situation, ce qui est un gain par rapport à une angoisse généralisée et cette localisation détermine un savoir qui permettra un évitement possible de la situation anxiogène. Le symptôme ne peut donc être réduit à un déficit ou à un trouble du fonctionnement comme en médecine. Il apparaît plutôt comme une création du sujet, une invention singulière pour limiter et parfois, comme dans l’hystérie, pour éradiquer l’angoisse. Angoisse éprouvée par le Moi comme un danger interne qui le menace et qu’il ne peut fuir comme cela est pensable pour un danger externe. On remarquera que la modalité phobique consiste à transformer ce danger interne en peur externe ce qui ouvre pour le sujet des possibilités de l’éviter. L’apport freudien, que nous venons de rappeler, sur ce qui fait symptôme pour un sujet rend compte que celui-ci y tienne car le symptôme représente la pérennité de son existence face aux effets perçus comme annihilants de l’angoisse. Il est donc plus juste de dire que le symptôme le tient, parce qu’il le soutient et qu’il constitue paradoxalement le plus intime de son identité.

D’UNE LOGIQUE DU SIGNE À UNE LOGIQUE DU SIGNIFIANT
Nous venons d’évoquer la dimension de signal d’angoisse du symptôme, au sens où il fait signe au sujet d’un danger vécu comme tel par sa réalité psychique. Cette dimension du signe est cependant, en même temps, la limite de la fonction du symptôme puisqu’elle impose une signification figée et donc une répétition dont le sujet ne peut se départir. Le traitement psychanalytique du symptôme ne vise pas à son éradication, compte tenu de la fonction que nous venons d’évoquer, mais à ce que le sujet puisse s’en passer grâce à la restauration de la fonction symbolique. Cela est possible si le discours qu’il va produire dans une adresse à un sujet supposé savoir, fonction assurée par l’analyste, l’amène à substituer la logique du signifiant à la logique du signe qui caractérise le symptôme. Le sujet étant représenté par un signifiant pour un autre signifiant peut s’épargner cette forme rudimentaire de la représentation qu’est le signe car celui-ci relève d’un traitement imaginaire du signifiant.

Il convient de préciser les modalités de cette substitution. Nous le ferons en reprenant cette position caractéristique de croyance du sujet vis à vis de son symptôme et en nous référant aux travaux de Freud sur l’hypnose (1). L’hypnose et la relation de suggestion qui la caractérise peuvent être considérées comme le paradigme du phénomène de la croyance tant sur le plan individuel que collectif. Son étude devant nous permettre d’en saisir les ressorts. Ce qui provoque le pouvoir suggestif nous dit Freud c’est la conjonction sur la représentation d’un personnage d’un trait de l’Idéal-du-Moi et d’un objet pulsionnel. Modalité qui est aussi à la base du déclenchement de l’état amoureux. Le symptôme associe aussi le trait qui le singularise( les chevaux avec du noir autour de la bouche pour le petit Hans) avec un objet pulsionnel(oral dans cette situation), telle que l’angoisse en signe la proximité. On peut donc dire que le rapport d’un sujet à son symptôme est de type hypnotique et que cela rende compte qu’il y croit et qu’il l’aime comme lui-même. Ceci explicite ce que Freud avait remarqué: un des effets immédiats de la cure était la substitution d’une névrose de transfert aux symptômes névrotiques. Cette substitution est possible parce que le lien au symptôme pour un sujet est de la même nature que l’amour de transfert. Notons au passage que Babinsky, élève de Charcot ,et en quelque sorte, son «exécuteur testamentaire»puisqu’il chassât l’hystérie du champ de la médecine, avait raison sur ce point quand il assimilait le symptôme hystérique à un phénomène auto-suggestif. Mais, comme il déniait la dimension inconsciente du symptôme, il ne pût le concevoir qu’en terme de simulation. Expulsée du champ de la médecine, l’hystérie dans l’enseignement médical va être nommée:»la Grande Simulatrice».

Entendre autrement le symptôme impliquait de ne pas s’effaroucher devant les manifestations transférentielles qui s’imposent inévitablement dés lors qu’un sujet s’en fait l’adresse. Cela implique de ne pas prendre ces manifestations comme un amour adressé à la personne, mais plutôt comme une répétition des demandes afin que puissent s’y lire leurs aliénations signifiantes et que s’en séparent les objets pulsionnels afférents. Lacan a plus particulièrement décrit ces modalités dans les dernières séances du séminaire XI( 2). Plutôt que de le paraphraser je les illustrerais du moment d’une cure où elles semblent s’être effectuées.

CLINIQUE
C’est, le plus souvent, quand un sujet ne peut plus faire autrement qu’il s’adresse à un psychanalyste. Ceci se produit quand les liens existentiels à ce qui tient lieu d’Autre se trouvent menacés ou rompus et qu’il se sent réduit à n’être qu’un objet jetable. La nécessité d’une autre adresse s’impose alors pour que la parole reconstitue la consistance subjective menacée. C’est dans un tel contexte, avec des sentiments d’angoisse et de dépression, qu’une femme s’était adressée à un analyste. Cette situation de rupture d’un lien amoureux se condensait par la formulation maintes fois réitérée:»il m’a jetée». Après une phase d’amélioration de sa souffrance qui tenait à ce qu’elle avait retrouvé une adresse et un nouvel objet dans le transfert, des agirs se manifestèrent sous forme de retards et d’absences à ses séances. Par ailleurs une dette s’accumulait. Elle faisait vivre à l’analyste l’abandon qu’elle avait connu et en même temps, elle le remettait en scène en faisant tout pour se faire «jeter». Ce scénario se reproduisit pendant de longs mois, jusqu’au jour où l’analyste fini par entendre et fit entendre l’homophonie: jetée/ je t’ai . Il s’y lisait une formulation paradoxale où la réitération de la plainte d’être jetée résonnait au lieu de l’Autre comme l’affirmation d’une possession:» je t’ai» et entretenait une jouissance qui venait annuler le réel de la séparation.

À la séance suivante et à la surprise de l’analyste, elle commença à régler sa dette et demanda une séance supplémentaire. Le recul sur ce moment de cure permet de dire qu’elle s’engagea dans une analyse alors qu’elle se maintenait précédemment dans un registre de plainte et de demande.
Il convient de préciser ce qui s’est effectué dans ce moment d’une analyse où nous avons pu observer un déplacement de la position subjective d’une modalité caractérisée par la répétition à une modalité analysante et comment ce déplacement s’est effectué.

L’effet de l’homophonie relevée mettait en évidence un retournement de la pulsion anale d’emprise. La voie active qui s’entendait dans le :»je t’ai» se substituait à la voie passive:»être jetée» et permettait d’entendre la modalité réflexive apparue dans le transfert sous la forme d’un:»se faire jeter». Rappelons que Freud nous dit dans Pulsions et destins des pulsions(3) que dans le retournement du trajet pulsionnel qui se réalise par la mise en séquence des voie active et passive, un nouveau sujet apparaît du fait d’une séparation avec l’objet de la pulsion. C’est donc un acte de séparation de l’objet phénoménal de la pulsion qui s’est actualisé pour cette analysante et qui se traduisit par le règlement de sa dette. Pouvait alors s’entendre la partie élidée de la formulation:»il m’a jetée… comme une merde» et l’identification imaginaire à l’objet de la jouissance supposée de l’Autre.

Cette femme pour subjectiver une situation existentielle traumatisante s’était identifiée à l’objet phénoménal de la pulsion anale et l’agissait dans le transfert pour s’en séparer. Cette séparation requiert une lecture des signifiants aliénés de la demande afin qu’une logique du signifiant se substitue à une logique du signe et permette qu’un sujet soit représenté par un signifiant pour un autre signifiant et pas par un objet imaginaire pour la jouissance de l’Autre.
Ce qui anime la plainte adressée à un analyste relève donc d’une identification imaginaire à l’objet de la jouissance de l’Autre. Sa répétition dans le transfert permet une lecture des signifiants aliénés dans la demande et son dénouement. Ce recours à l’objet phénoménal de la pulsion(fèces,argent) pour pallier au refoulement des signifiants ne constitue pas une particularité de la névrose. Structurellement l’identification signifiante est caractérisée par un impossible puisque le signifiant ne se signifie pas lui-même et Lacan a spécifié ce manque à être du signifiant par l’objet a. Il y a donc un impossible dans l’identification signifiante et c’est de soutenir cet impossible par l’invention et la création que la culture permet à l’identification de ne pas virer à l’identitaire. Cette tendance est souvent l’apanage des phénomènes collectifs où comme cela peut se constater l’objet est projeté sur un personnage-leader qui devient alors le prototype d’identification, ciment des liens sociaux totalitaires. Il faut croire que cette solution imaginaire ne prévient pas complètement l’immixtion de l’objet et l’angoisse qui en découle puisque les régimes totalitaires répètent la séparation de l’objet dans le réel en désignant une partie à exclure voire à exterminer. Ainsi faute d’un lien social fondé sur un ordre symbolique, l’impossible qui caractérise l’identification surgit dans le réel sous la forme d’une réduction du sujet au déchet.

UNE IDENTITÉ ANALYSTE ?
La problématique des identifications concernent aussi les analystes dans le champ social, puisque les pouvoirs publics de certains pays européens les ont identifiés comme psychothérapeutes. Il faut croire que les analystes n’ont pas trouvé les mots pour faire entendre leur singularité. Mais il ne s’agit pas là d’une carence ou d’une impuissance de leur part. Il y a de l’impossible à définir une identité analyste dans la mesure où ce n’est que dans l’après-coup d’un acte analytique qu’on peut dire qu’il y a eu de l’analyste et ceci n’ayant aucune valeur prédictive pour fonder une garantie professionnelle. On comprend dès lors l’importance du phénomène institutionnel chez les analystes. Chaque association étant convaincue au fond de former, seule, les vrais analystes. Cette passion identitaire de nos associations est le voile jeté sur ce réel: l’analyste a à soutenir son acte d’une impossible identité professionnelle. C’est ainsi qu’il peut ne pas cesser d’être analysant en entendant que pour sa fonction dans la cure, son être se réduit à l’objet a.
«Identification impossible», thème de ce colloque, n’est-ce pas ce qui caractérise la fonction analyste et votre invite reviendrait à soutenir ce qui ne cesse pas de ne pas pouvoir s’écrire: le désir de l’analyste?

NOTES
-1.S.Freud (1921)Essais de Psychanalyse, p.175,Paris,Payot,1981.
-2.J.Lacan(1964), Le Séminaire, Livre XI,p.185-248, Paris,Seuil,1973.
-3.S.Freud(1915),Métapsychologie,p.29,Paris,Gallimard,1940.

Cliquer ici pour télécharger une copie de ce texte.