Il n’est pas rare que les équipes soignantes et éducatives en psychiatrie soient confrontées à des situations difficiles où la folie d’un ou des deux parents vienne perturber la fonction parentale au point d’entrainer des effets dommageables sur le développement affectif et cognitif de leur enfant.
La difficulté décisionnelle dans le choix des modalités d’aide tient à la grande variété des situations cliniques, au degré d’adhésion aux soins, à l’âge de l’enfant… si bien que chaque situation requiert des propositions d’aides particulièrement adaptées.
Pour contribuer à ce colloque, dont le but semble être de constituer un lieu et un temps de penser pour se situer le moins mal possible dans de telles situations, je me propose de faire un bref rappel sur ce qu’on peut attendre de la fonction parentale, puis j’évoquerai deux situations cliniques et soulignerai l’incidence contre-transférentielle inhérente à de telles situations.
UNE MISSION IMPOSSIBLE : LA PARENTALITE
L’enjeu de la fonction parentale, au delà d’assurer les besoins biologiques de l’enfant, peut être résumée par la transmission de l’hominisation. J’entends par là de permettre à un être vivant d’accéder à un ordre symbolique qui le subjective et le socialise. Ceci s’effectue, habituellement, dés lors qu’au cri exprimant un besoin répond une présence parlante. Bientôt celle-ci va être demandée pour elle-même et pas seulement pour le besoin qu’elle satisfait. Dans le cadre de cette première relation étayante et parce qu‘elle l’est, pourra s’élaborer la dimension de l’absence de l’objet, dont le paradigme nous est donné par le fameux jeu de la bobine, observé par Freud chez son petit-fils. Dans cette séquence ce qui est symboligène, c’est que l’enfant recrée l’absence de la mère et la subjective en la nommant (Fort-Da). Ce qui va lui permettre d’avoir une relation différenciée à l’objet. Ce processus qui s’étend depuis la naissance sur des années requiert effectivement la présence d’un Autre qui lui-même investit cet enfant comme un sujet en devenir, c’est à dire dans une perspective de transmission symbolique et culturelle.
Ce bref rappel pour souligner la difficulté de la parentalité pour un sujet psychosé, dans la mesure où le propre de la psychose c’est, au premier chef, un trouble de la symbolisation. Celui-ci s’exprime quand, par exemple, tout se met à faire signe pour lui ou (et) qu’une signification figée va interpréter de manière univoque sa relation au monde. Ces troubles peuvent se manifester par une décompensation délirante aigüe, être chroniques ou être latents, au point parfois d’être non reconnus par un interlocuteur. Ainsi la relation parentale peut être parasitée par la psychose et l’enfant voué à représenter une signification et un rôle qui ne lui incombe pas, ce qui n’est pas sans incidence sur son développement. Mais ce n’est pas toujours le cas, il existe des situations où le développement d’un enfant, alors que l’un des parents est psychosé semble s’être déroulé sans dommages apparents. Il faut croire que l’enfant a pu être investi sur un mode non-psychotique, voire même qu’il a contribué à son insu, par la parentalisation qu’il a suscité, à une certaine stabilisation de la psychose d’autant mieux qu’une référence soignante et éducative ait pu se mettre en place.
CLINIQUE
Après le rappel de ces considérations générales, venons en à ce que notre expérience clinique nous renvoie. Je ferais part de deux situations que votre demande d’intervention m’a fait me remémorer. Elles sont dissemblables, l’une relève d’une pratique de psychiatre de secteur, l’autre de l’analyse d’une femme dont la mère était psychosée.
- CLOTILDE avait été hospitalisée pour une bouffée délirante ayant évoluée sur le mode d’un délire chronique de type paraphrénique, c’est à dire que malgré les thèmes fantastiques d’un délire d’influence, elle pouvait dans le cadre d’une conversation banale apparaître tout à fait normale. Elle avait été hospitalisée contre son gré. Malgré cela, son hospitalisation s’était déroulée dans des conditions assez satisfaisantes, si bien qu’elle vint régulièrement aux consultations du CMP après sa sortie. Puis ses venues se sont faites plus rares. Elle menait une vie errante de communautés en communautés. Un jour, elle nous fit part qu’elle allait avoir un enfant et qu’elle pensait l’élever seule car le père semblait ne pas être concerné par cette grossesse. Elle revint nous voir après son accouchement, refusa toute aide des services sociaux et de sa famille. Elle avait la conviction qu’on voulait lui prendre son enfant. Elle reprit sa vie errante. Je la revis lors d’un de ses passages environ trois ans après et me trouvais devant un enfant autistique avec une mère qui manifestement le considérait comme un prolongement d’elle même, projetant sans cesse sur lui ses propres perceptions ou intuitions délirantes. Elle refusait toujours les soins pour elle et son enfant et disparu à nouveau malgré les tentatives d’intervention des services sociaux et médicaux. Sa famille étant opposée à toute contrainte légale à son égard.
- Cette situation dramatique pour l’enfant m’est restée comme un souvenir douloureux et culpabilisant d’avoir assisté à la production quasi expérimentale d’une psychose de l’enfant ; son autisme, paradoxalement, semblait le protéger des intrusions de la folie maternelle mais au prix d’une perte de ses capacités relationnelles.
- Cette situation pourrait étayer l’hypothèse selon laquelle la mère aurait produit la psychose de l’enfant. Ce type d’hypothèse a été très critiqué ces dernières années. Comme vous le savez, on a plus particulièrement accusé les psychanalystes d’être à son l’origine et ainsi d’avoir culpabilisé les parents. Cela relève de la rumeur, il suffit de parcourir les cas cliniques de Freud pour constater que jamais une affection d’un de ses analysants n’a été imputée à ses parents. Je dirai plus précisément, que c’est la maladie de la mère qui n’a pas permis à cet enfant de bénéficier d’un contexte lui permettant subjectivement de se constituer. Le facteur qui me paraît le plus déterminant dans cette situation c’est l’absence de tiers dans cette relation symbiotique mère-enfant.
C’est dans un autre contexte que j’ai été amené à rencontrer VALERIE,
- cette jeune femme souhaitait entreprendre une analyse, car elle éprouvait des difficultés dans ses relations sociales, en particulier sur le plan amoureux. Elle évoquait des déceptions, des ruptures inexplicables pour elle. Elle avait un sentiment de ne pas savoir comment s’y prendre avec les hommes. C’est la répétition de ses situations qui l’amenait à s’interroger sur sa féminité et à entreprendre une analyse.
- Lors des entretiens préliminaires, elle relatait une histoire familiale marquée par la folie de sa mère et la séparation de ses parents alors qu’elle avait 10 ans. Ajoutons qu’elle a une sœur plus jeune qu’elle de deux ans. La psychose maternelle semblait caractérisée par un délire chronique de filiation qui s’étendait à ses propres enfants et qui, par des enchainements obscurs, l’amenait à récuser d’être la mère de Valérie. Elle l’a cependant élevée comme sa fille, mais semble avoir eu un lien privilégié avec sa fille cadette, considérée elle comme sa vraie fille. Après que ses filles quittèrent le foyer pour faire leurs études, elle vécut sur un mode semi-clochardesque tout en ayant une activité artistique reconnue. Le père était décrit comme quelqu’un de sensé, mais inconsistant et infantile. S’il assuma ses responsabilités matérielles, ses enfants ne semblent pas avoir pu compter sur lui pour pouvoir lui parler de préoccupations plus intimes.
- Cette jeune femme à l’allure élégante et soignée me faisait part de ses difficultés sur un mode narratif et factuel, exprimant peu d’affects, ni de contenus témoignant d’une activité de pensée plus intime. A tel point que l’expression » une coquille vide » me vint pour traduire la modalité subjective qu’elle me présentait. Elle semblait surtout préoccupée d’avoir une vie « normale ». Avoir un mari et des enfants réaliseraient cet objectif. Elle avait fait des études brillantes et exerçait un métier socialement prestigieux où elle réussissait très bien techniquement ; mais elle se montrait embarrassée dès lors qu’il s’agissait de gérer des situations conflictuelles dans les relations avec ses collègues et ses collaborateurs. Elle se plaignait de leur comportement et semblait penser ne pas savoir s’y prendre, comme si elle n’avait pas le mode d’emploi.
- Bien qu’elle se trouvât dans le dispositif classique de la cure, on ne peut pas dire que, pendant des années, elle fit à proprement parler une analyse. L’association libre consistait dans la narration de ses tracas quotidiens, d’où je pouvais souligner de temps à autre ce qui s’y répétait, sans que cela se traduise par des effets probants. Son dire aurait dû m’ennuyer. Ce ne fut pas le cas. J’étais sensible à une certaine détresse subjective et à ses efforts pour s’en sortir. Au fil des années, ses difficultés « sociales » se sont améliorées tant sur le plan personnel, elle s’est mariée et a eu plusieurs enfants, que sur le plan professionnel où elle a connu un succès certain. Elle a eu à affronter avec courage des situations familiales dramatiques au cours desquelles sa mère, contrairement à toutes prévisions, s’est montrée paradoxalement présente et adaptée.
- Je me suis demandé ce qui l’amenait à continuer à venir me parler. Elle l’évoqua sous l’aspect d’une crainte d’être folle ou de le devenir, comme sa mère. Elle est d’ailleurs inquiète qu’un de ses enfants hérite de cette folie. D’ailleurs sa sœur qui, comme elle, a brillamment réussi, semble témoigner de difficultés psychiques qui l’inquiètent. Un jour, où elle parlait d’elle-même, de son fonctionnement psychique, elle dit qu’il lui évoquait des animaux qui n’ont pas de squelette mais une carapace qui les maintient et que si celle-ci était fracturée, ils se retrouveraient en morceaux. Des années après, elle pouvait exprimer avec ses propres mots ce que m’avait évoqué son dire lors des entretiens préliminaires. Ce qui témoigne d’une subjectivation de sa vie psychique. Elle peut évoquer une angoisse d’effondrement qu’elle associe à un sentiment de manquer de » colonne vertébrale psychique », qu’elle rapporte au fait de n’avoir jamais pu s’appuyer sur ses parents, en particulier sur sa mère et elle ajoute que c’est difficile de faire le deuil de ce qui n’a pas été. Du reste, c’est elle qui subvient actuellement aux besoins de sa mère. Elle se souvient aussi de sa perplexité d’adolescente à se situer dans diverses situations. Elle observait comment s’y prenaient ses camarades et les imitait.
- Qu’est-ce qui nous donne ce sentiment d’être consistant subjectivement, puisque c’est de cela dont il est question dans cette formulation imaginaire d’être invertébré ? C’est de pouvoir prendre la parole en son nom propre, c’est à dire d’être représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Cela suppose d’avoir pu être entendu par un Autre qui est lui même dans cette attente de reconnaissance, c’est à dire en manque castré. En d’autres termes, c’est l’identification phallique qui donne au sujet ce sentiment de consistance. Elle n’a pu la trouver chez sa mère, chez qui elle était forclose et pas suffisamment chez son père qu’elle trouvait précisément inconsistant, enfant.
Ce qui se dégage de ces deux cas c’est que la folie, maternelle en l’occurrence, a des incidences sur l’organisation subjective de l’enfant et de l’adulte à venir. Ces incidences sont plus ou moins graves selon la massivité du trouble psychotique, l’âge de l’enfant au moment où il se déclenche et la situation de monoparentalité.
Dire cela n’est pas une imputation de responsabilité et de culpabilisation des parents. C’est leur maladie qui agit à leur insu et les équipes médico-sociales ont vocation à soutenir une parentalité empêchée et à suppléer ses carences.
Ces situations sont chaque fois singulières et demandent des mesures adaptées au cas par cas. Elles nous impliquent aussi subjectivement. La défaillance parentale et la souffrance, voire la destruction d’un sujet ne laissent personne indifférent. Nous sommes amené à nous identifier tantôt à l’enfant en souffrance, tantôt au parent idéal que nous ne sommes pas, même pour nos propres enfants.
C’est pourquoi il est nécessaire qu’un soignant ne se trouve pas seul pour traiter de telles situations d’intervention dans le lien parents-enfants. La notion d’équipe est là indispensable pour pouvoir parler et élaborer une position adaptée à chaque cas. Cette réflexion peut se prolonger dans des groupes de réflexion sur la pratique où pourra être évoqué ce qui de l’intime ne cesse d’interférer dans nos pratiques professionnelles à notre insu.
L’enjeu, pour le développement de l’enfant, est de soutenir, de restaurer une fonction parentale et à défaut de lui trouver une suppléance.
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