Les temps logiques du transfert

Ce texte est une reprise d’une intervention dans le cadre d’une table ronde où chaque intervenant devait évoquer les temps logiques du transfert à partir de sa pratique.

L’analyse du transfert passe, à juste titre, pour être ce qui distingue la psychanalyse des différentes pratiques psychothérapiques. Il n’est donc pas étonnant qu’elle se soit imposée au rythme de la constitution de la doctrine freudienne. Absente des Études sur l’Hystérie, négligée dans Dora, elle apparaît seulement en 1907 dans l’Homme aux Rats comme le moteur de la cure et de la résolution des symptômes.
On peut s’interroger sur la durée(plus de 20 ans) du temps nécessaire à penser un phénomène déjà présent dans la demande des premiers patients de Freud. Elle évoque une manifestation de l’ordre de la résistance qu’on ne saurait réduire, en la particularisant, à la personne de Freud et au fait qu’il était le premier psychanalyste. Cette résistance du psychanalyste est structurelle, c’est-à-dire toujours à l’œuvre. Elle se traduit soit par la méconnaissance du mouvement transférentiel, soit par sa réduction caricaturale à l’amour-haine de transfert. Que l’amour de transfert soit un leurre, comme Socrate tentait de le faire entendre à Alcibiade, est plus facilement acceptable que la dynamique du transfert réduise le personnage de l’analyste à un faire valoir du savoir inconscient avant de le produire comme déchet. Perspective que chacun ne peut concevoir sans quelques émois. Pratique singulière qu’est la psychanalyse puisqu’elle implique dans son acte et sa finalité une déchéance de son agent. Elle requiert donc une position singulière de l’analyste qui le distingue des thérapeutes dans la mesure où il n’a pas à s’assurer d’un savoir technique qui le protégerait, mais de l’expérience de la cure qui devrait l’avoir conduit à pouvoir ne compter pour rien dans son écoute afin d’en suivre les articulations logiques. Ce rien, c’est ce qui advient dans le temps de la passe. Il demande à se réactualiser tout au long de la pratique de l’analyste. La dimension du contre-transfert est ici convoquée, non pas dans le sens d’une orientation de la cure par les affects ou représentations induites chez l’analyste mais plutôt dans le sens du transfert de l’analyste vers l’analysant. C’est dans la levée de ce qui peut faire symptôme dans sa pratique que la fonction désir-de-l’analyste advient et se maintient.

Ces remarques introductives sur la résistance de l’analyste situent la toile de fond d’une cure. Elles ne sont pas dissociables des vicissitudes de son trajet, bien que celui-ci ait sa logique propre que nous nous proposons maintenant d’aborder. Nous distinguerons trois temps. L’entame ou la cristallisation du transfert, ce clin d’œil stendhalien pour rappeler que le transfert est un amour véritable comme le disait Freud, à charge d’une psychanalyse de faire apparaître la vérité de cet amour. Un deuxième temps où les signifiants de la demande s’actualisent en relation avec les signifiants prêtés à l’analyste. Transcription permettant une lecture des signifiants figés dans le symptôme où se dévoile l’aliénation subjective. Un troisième temps où la chute du sens inhérente au symptôme remet en jeu le manque de l’Autre et sollicite l’objet du fantasme. Lequel peut être séparé pour peu qu’une lecture des voies actives et passives du circuit pulsionnel fassent apparaître un nouveau sujet. Dès lors les signifiants de l’aliénation dans la demande peuvent devenir quelconques.

Cette présentation d’une succession des temps logiques dans le trajet d’une cure appelle quelques remarques. Si leur parcours s’avère nécessaire pour le dénouement de ce qui insiste dans la demande et le symptôme, leur déroulement effectif dans une cure demeure tributaire de chaque situation particulière et de la dynamique du transfert qui la caractérise, laquelle est propre aux deux agents de cette situation, l’analysant et l’analyste. Ces trois temps logiques reprennent les temps du travail psychique dans la cure pointés par Freud comme remémoration, répétition, perlaboration ou encore avec Lacan par un temps imaginaire puis symbolique et enfin réel du transfert. S’ils semblent décrire une progression linéaire de la cure, ils interviennent, en fait, à propos de chaque formation de l’inconscient en situation de refoulement.

L’ENTAME
On se souvient de la position pragmatique de Freud à propos de la fin de la cure. Elle se réalisait quand analyste et analysant cessaient de se rencontrer. On pourrait reprendre le même pragmatisme à propos du début de la cure : quand analyste et analysant commencent à se rencontrer. Quelques soient les motifs invoqués pour le choix d’un analyste, leur raison signifiante ne pourra s’entendre que dans un après-coup. Elle révèlera alors que le transfert était présent d’emblée dés la demande du premier rendez-vous. Ceci confirmant que si le transfert peut prendre une expression particulière à chaque situation analytique, il est de structure lié à l’aliénation langagière.

Ainsi cet homme dont le choix de l’analyste impliquait que celui-ci ait eu à traiter la folie, la vraie, celle qu’on rencontre dans les hôpitaux psychiatriques. Ce trait » garde-fou » qui avait constitué un point de cristallisation du transfert se révéla être une modalité contra-phobique vis-à-vis d’une crainte que la parole, livrée à elle-même, amène ce sujet à commettre des folies. S’annonçait ainsi une modalité agoraphobique qui, bien que latente, avait pourtant déterminé des choix importants dans l’existence de ce sujet sur le mode de l’évitement. Une demande d’analyse inclut toujours dans son ambivalence la fiction d’une maîtrise du savoir inconscient. Il n’est donc pas étonnant qu’elle fasse appel aux signifiants de ce registre imputés à l’analyste sous la forme d’un savoir supposé.

Autre situation, celle d’un homme dont le choix de l’analyste se révéla dans l’après-coup déterminé par le signifiant » 1er ». Il évoquait une crise d’angoisse survenue dans une rue au nom évocateur : Albert 1er de Belgique. Angoisse déterminée par la conjonction d’un trait signifiant et de mon prénom réalisant une présence imaginaire de l’objet de la demande.
Ce temps d’entame du transfert est celui de sa dimension imaginaire où un signifiant représentant la demande du sujet est attribué à l’Autre, sur le mode de la répétition, comme fiction de l’Idéal du Moi. L’analyste est supposé savoir et receler les qualités avec lesquelles le sujet se verrait aimable. La répétition peut cesser dés lors que sont entendus les signifiants de la demande, le plus souvent à partir d’une remémoration.

LE DEUXIÈME TEMPS OU LE DÉNOUEMENT DU SYMPTÔME
Poursuivons sur l’incidence de ce signifiant « 1er » pour ce sujet. C’était sa position dans sa fratrie. Il devait sa fonction de symptôme au fait qu’il réalisait un compromis entre la nostalgie d’avoir été enfant unique pendant quelques années et la prise en compte de la naissance d’une sœur qui, d’unique le déplaçait à être le premier des enfants. Premier, se substituant et refoulant unique devenait une identification idéale qui incluait cette nostalgie d’être l’unique objet de l’amour de ses parents. Le bouleversement subjectif à la naissance de sa sœur s’était traduit par une amnésie infantile. Elle était évoquée sous la forme d’un souvenir écran. Une entrée d’immeuble où avait séjourné la famille, une porte d’ascenseur(sœur) devant laquelle se trouvait sa mère enceinte et puis une absence de souvenirs recouvrant plusieurs années à l’exception d’une scène transmise par la mémoire familiale : sa sœur ayant occupé son lit situé dans la chambre conjugale, il avait été installé dans une chambre contiguë et un matin il y fut découvert par son père, transi de froid, « tout bleu ». Une fenêtre était restée ouverte. La charge émotive de ce « tout bleu » traduisait un vécu d’agonie subjective consécutif à ce qui fut ressenti comme une expulsion du lieu de l’Autre. Réaction à mettre en relation avec le fait que la situation antérieure entretenait la fiction d’une continuité avec le corps de l’Autre.

Il n’eût de cesse d’être le premier à l’école. Il y réussit tout au long de ses études qui se prolongèrent fort tard. Il avait du mal à se départir de cette position d’élève brillant. Il omettait de s’inscrire aux concours professionnalisant ou il y échouait alors qu’ils étaient à sa portée. Il s’attardait dans une position de « maître-auxiliaire » où peut s’entendre un autre déterminant du choix de l’analyste. Le dénouement de ses aliénations signifiantes lui permit de surmonter cette inhibition et d’entendre la fonction de symptôme représentée par le signifiant « 1er ». Celui-ci en maintenant refoulé le signifiant unique voilait la haine et les vœux de mort vis-à-vis de sa sœur. Le véritable motif de sa demande d’analyse se révéla à ce moment. Il venait d’apprendre que celle-ci avait contracté une maladie létale. La perspective de redevenir unique se profilait avec l’angoisse toujours suscitée par la caducité d’un signifiant ayant représenté le manque de l’Autre. L’actualisation transférentielle de cette problématique se réalisa à partir d’actes manqués répétés. Il était absent à sa deuxième séance hebdomadaire. Il ne fut plus paralysé par sa hantise d’être premier et réussit sa vie professionnelle. Beaucoup d’analyses s’arrêtent là par un desserrement des aliénations signifiantes, une chute du symptôme et sa transformation sublimatoire. Mais un telle fin occulterait la dimension pulsionnelle du transfert et plus précisément la séparation de l’objet du fantasme condition d’un dénouement du transfert.

LE FANTASME ET LE DÉNOUEMENT DU TRANSFERT
Le passage entre le temps de dénouement du symptôme et celui d’une analyse possible du fantasme pivote autour de la représentation du père-mort. Dans la situation qui vient d’être évoquée, le signifiant « 1er » tenait sa fonction, de l’être pour l’amour de la mère. Mais ceci impliquait de fait une élimination du père et donc une confusion entre la notion premier et celle de l’exception, l’au-moins-un, fonction logique de l’identification phallique soutenue imaginairement par le mythe freudien du père de la horde primitive. Cette problématique fut introduite par des réminiscences d’une conflictualité avec son père et un rêve : il arrivait à sa séance ; il y avait un attroupement, un car de police, j’avais été assassiné…
L’introduction de la signification du père-mort confronte le sujet à ce qu’il considère imaginairement comme le terme référentiel et la raison de l’ordre signifiant et de la fonction symbolique. Confronté à cette situation Freud aurait, selon la légende, produit la Traumdeutung. Une tentative de déchiffrage du rêve permettant une subtitution de la fonction symbolique et sa raison signifiante à l’interdit reposant sur le père imaginaire. Cette dimension sublimatoire est habituellement subvertie par l’objet du fantasme. En effet devant la signification du père-mort qui introduit au réel du manque de l’Autre, ce qui s’offre en premier lieu pour y pallier c’est l’objet du fantasme répétant ainsi sur un mode imaginaire le geste sacrificiel des pratiques religieuses qui ont précédé le monothéisme. Celui-ci en posant la fonction de l’exception distinguait l’Autre de ses représentations imaginaires et permettait ainsi l’économie des sacrifices réels. Dans la situation analytique sus évoquée, l’objet du fantasme fut introduit à la suite d’acting-out. Après ses séances il ne pouvait s’empêcher de téléphoner à des amis sous des prétextes divers. Ce qui lui importait, c’était d’entendre leur voix au moment où la fin de séance le privait potentiellement de la mienne. Plus exactement, c’était l’audition du souffle de la voix qui comptait afin que la séparation de la fin de séance ne soit pas un dernier souffle, comme il est dit rendre son dernier souffle. On peut encore entendre la surdétermination du signifiant premier par son opposition à dernier(=père-mort). Téléphoner à ses amis, « après mon dernier souffle » n’était-ce pas aussi solliciter la solidarité des frères après le meurtre du père ? Cette isolation de l’objet partiel souffle-voix du corps de l’Autre lui rappela le silence angoissant qu’il éprouva lorsqu’il se sentit expulsé de la chambre conjugale par la naissance de sa sœur, se retrouvant seul dans une chambre contiguë d’où il guettait les moindres bruits de ce qui se passait à côté. Cette situation le plaçait aussi dans une privation du regard qui exacerbait la seule fonction perceptive restante de la présence de l’Autre, la fonction otique. Séquence à l’œuvre, sous la forme de la répétition, dans ses appels téléphoniques après ses séances.

Se profilait ainsi à partir des objets partiels une lecture possible du fantasme (ces objets le représentant dans sa participation à la scène primitive), quand il m’annonça qu’il partait pour une île. Une/Il, ces deux signifiants de la différentiation sexuelle, produit dans un passage à l’acte qui allait interrompre la cure ne soulignaient-ils pas que derrière la rivalité infantile avec sa soeur se posait pour lui ce « continent noir » du féminin ? Lequel ouvre à d’autres perspectives que le « roc biologique » de la castration auquel il est trop souvent réduit. Celles-ci se caractériseraient d’une autre modalité de jouissance qui permettrait de dépasser les paradoxes de la jouissance phallique. En effet, si celle-ci dans sa logique pousse à être le premier, la logique du signifiant y opposera toujours dernier, comme l’envers et l’endroit d’une pièce de monnaie. Situation poussée dans la caricature par le doute obsessionnel, exemple d’un véritable martyr du symbolique réduit au semblant phallique. Le féminin, à distinguer du châtré, viendrait ainsi faire exception à un univers phalliquement orienté. Il serait de l’ordre de l’au- moins-un réel. On comprend que les religions monothéistes s’en soient toujours méfiées, comme ce qui viendrait signifier leur incomplétude. La psychanalyse se déployant dans le logos n’est-elle pas soumise aux mêmes limites ? Les remarques de Freud à ce propos n’étant plus à entendre comme limitation particulière et datée mais comme fait de structure.

La question d’un indicible de l’Autre jouissance semble donc se poser dans la manière dont une cure peut se conclure. Peut-être que seul un acte, à distinguer d’un passage à l’acte, peut en souligner le silence inéluctable.
Bien entendu toute cure est tributaire des résistances de l’analyste. Elles sont constituées par certains signifiants faisant trait du cas, ou bien encore par des complémentarités autour des objets partiels des pulsions. Le fait qu’il n’en soit pas fait état ici n’exempte en rien l’analyste d’y être concerné et d’avoir à en rendre compte ailleurs.

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