La haine est un affect familier pour le psychanalyste. Elle prend parfois un caractère passionnel qui laisse entendre, quand elle se porte de manière explicite sur un personnage, ce qui est son envers, un amour déçu ou plus exactement indicible. Pourquoi donc nous émouvoir d’une haine dont la psychanalyse, depuis ses débuts, ne cesse pas d’être l’objet ? La ténacité de cette haine ne connote-telle pas, par cet affect, l’insistance du retour du refoulé et que l’inconscient ne cesse pas de travailler le corps social ? Ce qui en soi situe, voire institue, le psychanalyste comme un lieu d’adresse et la haine, telle une dénégation, en témoignerait.
Mais voilà, il nous est venu d’en parler en cette fin d’été. Et cela semble nous dire que cette haine charrie quelque chose de nouveau, voire qu’elle provoque une certaine angoisse. Si c’est le cas, quel désir supposons-nous à l’Autre pour la susciter ? Les atteintes faites à la fonction de la parole dans les stratégies de la « communication » ne l’expriment-elles pas ? Elles rendent superflue la dimension du sujet, ce qui est ressenti comme une menace existentielle angoissante.
LE SIGNIFIANT ET L’EXISTENCE
La question qui nous convoque pose la psychanalyse en tant que nom. C’est donc par cette entame que nous aborderons l’actualité de la haine dont la psychanalyse ne serait pas l’objet, mais le nom. Cette distinction n’est pas futile. La haine dont la psychanalyse serait l’objet, reconnaîtrait celle-ci comme une entité, une adresse, soit celle d’un Autre, même s’il se verrait réduit à sa dimension imaginaire. Cette situation nous est connue puisque le dispositif transférentiel de la cure assigne le psychanalyste comme lieu où il assume le semblant d’objet (a). Alors que la haine dont la psychanalyse ne serait que le nom réduirait celle-ci à un signifiant privé d’une dénotation existentielle, soit d’être sans lieu, sans corps. Pour me faire entendre, je rappellerai que cette expression fait écho au titre d’un livre d’Alain Badiou, écrit peu après l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007 et qui s’intitulait : » De quoi Sarkozy est-il le nom ? » L’auteur réduisait l’importance du personnage, qu’une campagne électorale venait de mettre en valeur médiatique, pour n’en faire que le représentant, le faire-valoir, d’une lignée politique d’extrême-droite qui puisait ses racines dans la Restauration et plus près de nous dans le régime de Vichy. Quelle que soit le jugement qu’on puisse porter sur ce personnage politique, il faut remarquer que le choix d’un tel titre visait à lui dénier toute singularité existentielle propre pour n’en faire que le porte-voix d’un discours qu’il ne faisait que relayer.
Parler de la haine dont la psychanalyse est le nom, nous incite à nous intéresser au discours qui l’évoquerait mais qui viserait un autre objet. Une telle pratique discursive revient, de fait, à occulter la consistance propre de la psychanalyse.
Les effets de cette négation sont redoublés par la mémoire implicite que nous avons du sort réservé à la psychanalyse par les régimes politiques en Europe et en Amérique du Sud qui se sont inspirés des thèses politiques de l’extrême-droite. Ne serait-ce pas ce que nous entendons, aujourd’hui, de manière sous-jacente aux velléités d’interdiction de la psychanalyse dans le champ du symptôme ? N’est-ce pas cela qui nous angoisse dans la mesure où nous ressentons bien que c’est l’existence de la dimension du sujet elle-même qui est en question et pas seulement un conflit d’opinion ?
UN COMBAT DOUTEUX
Pour être plus explicite encore, il me faut revenir sur ce moment récent où cette haine s’est manifestée avec une violence inédite lorsqu’un groupe de pression a entrepris une campagne de dénigrement de la psychanalyse au sujet de la prise en charge des enfants autistes. Ce groupe de pression était constitué par des parents d’enfants autistes, dont certains mettaient en avant leur formation scientifique, pour non seulement réfuter l’apport de la psychanalyse dans la compréhension de l’autisme et son traitement, mais surtout pour en dénoncer la nocivité. Leur argument principal est bien connu. Il consiste à soutenir que la psychanalyse ne se prête pas à faire la preuve de ses effets selon les normes d’évaluation de l’EBM. Alors que les techniques cognitivo-comportementales, elles, peuvent faire état de leur succès selon ces critères. Donc, privilégier une orientation psychanalytique aux soins de ces enfants entraine pour eux une perte de chance. Cette orientation doit donc être proscrite. Ceci s’est traduit, comme chacun le sait, par des projets de lois visant à interdire l’orientation psychanalytique dans le traitement de l’autisme. Plus surprenant encore, ce groupe de pression est parvenu, dans un contexte de campagne électorale et « d’Année de l’autisme », à faire prendre à la Haute Autorité de Santé (HAS) une position hostile à la psychanalyse. « Autorité » qui a démontré à cette occasion le peu de consistance de ses avis.
Comme toute pratique de lobbying, il convient d’en situer les enjeux. Dans le cas de l’autisme, le réduire à d’un trouble du développement, en occultant la notion d’une maladie évolutive, fait que le handicap cognitif qui en résulte va relever de pratiques de rééducation et non d’un traitement médical ou psychologique. L’objectif d’une telle position est de parvenir à détourner les moyens financiers et humains des services de pédopsychiatrie au profit de certaines associations de parents d’enfants autistes. Ce n’est donc pas la psychanalyse en soi qui est visée. Son nom est utilisé pour dénier aux psychiatres tout savoir et compétence concernant l’autisme.
Précisons, en passant, que les performances de ces techniques rééducatives ne reposent que sur les assertions de leurs pratiquants. Les effets de la méthode ABA, par exemple, sont mis en doute, y compris par d’autres cognitivistes (tel Laurent Mottron de Montréal).
AU DELA DE LA HAINE
Ces enjeux matériels sont sous-tendus par une dimension passionnelle qui ne peut pas ne pas interpeller des psychanalystes. Etre désignés et être mis à la place de persécuteurs, comme cela a pu être le cas, nous assigne dans une adresse transférentielle, fut-elle paranoïaque, qui nous invite à entendre ce qui insiste à ne pouvoir se dire. Que reproche-t-on au psychanalyste à propos de l’autisme ? De ne pas cesser de solliciter la parole de ces enfants et de leur famille. En d’autres termes de soutenir la dimension du sujet. Cette dimension est un préliminaire afin que toute acquisition d’un enfant ne se réduise pas à de l’imitation ou à du conditionnement. Elle est de fait forclose lorsqu’on veut réduire les soins pour ces enfants à l’acquisition de compétences évaluables transmises par une communication basée sur une logique du signe inspirée des tentatives d’apprentissage des singes à communiquer.
Il est possible que notre offre d’écoute ait rencontré une impossibilité discursive au point d’être vécue sur un mode persécutant et nous avoir été retournée par un passage à l’acte (législatif) visant à faire disparaître le psychanalyste comme lieu d’adresse pour ces enfants. Nous avons à nous interroger sur la manière dont nous n’avons peut-être pas su faire avec cette impossibilité qui se manifeste dans le choix des méthodes d’apprentissage.
LA REIFICATION DU DISCOURS DU MAITRE
Il y a là un enjeu qui dépasse le lieu de sa cristallisation dans le traitement de l’autisme. Il est à remarquer que c’est au nom des critères de la science que la psychanalyse est contestée dans sa capacité à traiter le symptôme autrement que par la visée de sa suppression immédiate. Celle-ci étant trop souvent assimilée à une guérison.
Cette tendance, sous le couvert d’un pragmatisme de l’efficience qui privilégie le traitement symptomatique, est actuellement une orientation dominante en médecine. Elle reflète la montée en puissance de l’industrie pharmaceutique dans la formation des médecins, dans le financement de la recherche et ses orientations. La rapidité de l’efficacité est devenu l’argument majeur du marketing du médicament.
La notion de conflit d’intérêt qui commence à peine à être évoquée n’est qu’une manière pudique de décrire la situation et de ménager les susceptibilités et surtout les positions de pouvoir. Cela fait maintenant plusieurs décennies et plusieurs DSM que l’industrie pharmaceutique et ses enjeux capitalistes exercent de fait une tutelle sur le savoir médical et tendent à imposer leur conception du lien social. Le personnage politique dont il vient d’être question n’a-t-il pas déclaré qu’un hôpital devait être géré comme une entreprise ? Or, le propre de la conception capitaliste du travail n’est-il pas d’assimiler l’humain à l’outil de production, soit à la machine ?
Ce type de lien social, qui tend à réduire la dimension du sujet à n’être qu’un rouage dans un processus de production relève de ce qui commence à s’évoquer sous le nom de « perversion narcissique ». Cette dénomination mériterait en soi un développement pour en préciser le contenu du fait de son succès dans les médias. C’est justement ce succès, comme si cette appellation parlait à nos semblables, qui par effet d’après-coup, révèlerait l’irruption d’un trait singulier de la clinique de notre temps.
Si dans une perversion sexuelle telle que le sadisme, le fantasme agi met en scène un corps souffrant voué à la jouissance de l’Autre, auquel à son insu le sujet s’identifie et donc prend en compte la présence de l’Autre ; dans la « perversion narcissique » la jouissance semble se soutenir de l’élimination de cette présence. Un bref récit d’une situation de la réalité de notre temps va l’illustrer. Un homme se rend à son lieu de travail. La carte magnétique qui lui donnait accès au parking de l’entreprise ne produit pas l’effet d’ouverture habituel. Il se dirige néanmoins vers son bureau et en passant s’enquiert auprès de l’accueil du dysfonctionnement de sa carte de parking. Il apprend alors qu’il ne fait plus partie de l’entreprise, que les serrures de son bureau ont été changées et que ses affaires personnelles sont là, dans ce carton. De quelle nature peut-être la jouissance de l’auteur d’un tel scénario ? Le sadisme implique un lien pour que le scénario et la jouissance qui lui est inhérente se déploient et se répètent. Là, la jouissance ne relèverait-elle pas d’un scénario où l’auteur s’affranchirait de la présence du corps comme ce qui de l’objet (a) alourdirait encore trop un jeu du signifiant ravalé par l’idéal capitaliste de l’accumulation comptable à un jeu de chiffres déconnecté de tout objet. L’agent d’un tel scénario ne tente-t-il pas dans ce passage à l’acte de réaliser le sujet du capitalisme financier, pur effet du nombre, sans lestage ou entame par quelque objet ou corps ? Un dirigeant du CAC 40 n’affirmait-il pas qu’il rêvait d’un capitalisme sans usines ?
On comprendra que le discours psychanalytique, parce qu’il fait objection et dénonce cette forme actuelle de réification du discours du maitre, soit disqualifié sous prétexte d’être inconsistant scientifiquement et d’être inopérant sur le symptôme. Ce nouveau discours du maitre prétend dire la vérité en invoquant, avec ses experts, la caution de la science. Il revendique, à ce titre, la valeur d’universalité pour justifier son pouvoir et voue la psychanalyse aux poubelles de l’histoire.
Il importe de ne pas laisser ces assertions sans réponses. L’argument « Science » qu’on nous rabâche doit être relevé. La psychanalyse ne se pose pas en opposition à la science ; elle est l’adresse de ce que la science a forclos dans son acte d’écriture : la dimension du sujet. Elle est donc comme Lacan l’a souligné un effet de la science. De plus, la manière dont les détracteurs de la psychanalyse invoquent la science montre que la conception qu’ils en ont relève plutôt de la mesure et qu’eux-mêmes seraient très embarrassés si on leur demandait de justifier scientifiquement ce qu’ils choisissent de mesurer. Ils s’en tirent habituellement en invoquant pragmatiquement la recherche d’un effet sur un trouble particulier sans se préoccuper de sa place et de sa fonction dans l’économie subjective. L’invocation de la « Science » comme critère absolu de la vérité n’est plus recevable sans examen critique car l’activité scientifique aujourd’hui est de plus en plus tributaire des groupes financiers qui orientent et sélectionnent ses objets d’études en fonction de leurs intérêts, voire en falsifient leurs résultats comme des récents scandales l’ont montrés.
La logique du capitalisme est celle de l’accumulation sans limites. Elle est dans cette perspective sans états d’âme. Elle n’a pas de haine vis à vis de qui que ce soi et en particulier à l‘égard de la psychanalyse. Elle implique seulement que les obstacles à l’accumulation du capital disparaissent. L’éthique de la psychanalyse qui soutient la dimension subjectivante du manque de l’objet est en opposition avec cette logique. C’est probablement cette incompatibilité que nous traduisons nous-même en sentiment de haine à notre égard. Cet affect est certes pour nous un préliminaire pour penser le réel auquel nous sommes confronté et qui pourrait nous laisser penser que nous serions devenus aussi inutiles que des modes de production ou de services condamnés par le « progrès ». Mais si nous en restions là, à nous plaindre de la haine dont nous pensons être l’objet, cela nous situerait en position de demande d’amour et de reconnaissance vis à vis de nos semblables.
PSYCHANALYSTES ENCORE UN EFFORT…
La psychanalyse est dans une position paradoxale à l’égard de l’ordre social. Au nom de la psychanalyse laïque, elle demande une extraterritorialité pour sa transmission et la pratique de ses membres. Alors que l’ordre public requiert, pour la plupart des métiers, une habilitation par l’obtention d’un diplôme universitaire et l’inscription dans un ordre professionnel. Ne demandons-nous pas à la fois une certaine reconnaissance, des associations de psychanalystes ont trouvé pertinent d’être reconnues d’utilité publique, et en même temps, que notre pratique et la transmission de la psychanalyse soient soustraites aux critères en vigueur selon l’ordre public ?
Il est à craindre, dans l’idéologie de la normativité qui prévaut dans le marché mondialisé, que nous ne puissions avoir les deux à la fois et que la tolérance tacite qui prévaut en France aujourd’hui ne dure pas. Les associations de psychanalystes auront probablement à choisir entre la psychanalyse laïque et un agrément par l’Etat qui imposera ses normes. Une reconnaissance par l’Etat offrira, peut-être, à certains praticiens une immunité imaginaire contre la haine que la psychanalyse ne cesse pas de causer.
Pour d’autres cette haine, au contraire sera un prétexte à parler de ce qui la cause et qui n’est pas étranger à la découverte freudienne selon laquelle, pour le « parlêtre » l’objet est irrémédiablement perdu et cette perte fait causer et cause un sujet.
Certes le discours dominant actuellement tend à faire croire que la haine est guérissable par le nouvel objet que le marché ne tardera pas à mettre en circulation. Le lien social qui en découle n’est pas très différent de celui opérant dans les addictions. La mondialisation du marché donne à ce discours un semblant d’universalité.
Avec Lacan, nous avons pu reconnaître que la logique du signifiant faisait obstacle à ce qu’un discours fasse univers. Ceci ne doit pas être entendu comme un soulagement vis à vis de ce que les psychanalystes endurent aujourd’hui, ni comme un espoir dans l’attente de jours meilleurs ; mais comme une obligation à produire du discours psychanalytique aussi bien dans nos cabinets que dans les interventions que nous pouvons être amenés à faire dans la Cité.