Bitna, sous le ciel de Séoul

Christine Bigallet – avril 2020

Présentation effectuée le 9 février 2019 au cours de la journée Psychanalyse et littérature de la SPF à Grenoble

« … j’ai ce pouvoir de continuer ou d’interrompre le flux qui ajoute du temps à sa vie et retarde l’heure de sa mort ».

Introduction

« Bitna, sous le ciel de Séoul » est le dernier roman de J.M.G Le Clézio, paru au printemps 2018. C’est un livre plutôt court (un peu plus de 200 pages), imprimé en assez gros caractères de différentes polices (selon qu’il s’agisse du récit-cadre, des histoires contées, de messages dactylographiés ou écrits manuellement).

La mention « roman » ne figure pas en page intérieure de présentation mais seulement en tout petits caractères en bas à droite de la page de couverture, sous le nom de la maison d’édition.

Le livre se présente comme la narration par Bitna, jeune étudiante pauvre de 18 ans, de sa vie dans la ville de Séoul, immense mégalopole et capitale de la Corée du sud. Pour gagner quelque argent, Bitna répond à une annonce de Salomé, jeune femme immobilisée par une maladie incurable, et qui, aimant beaucoup les histoires, écrit attendre la personne « qui viendra (lui) raconter le monde ». 

La structure du roman se révèle plutôt complexe : les douze chapitres du livre que l’on peut dénombrer, correspondant à la narration ou récit-cadre se combinent aux 7 « histoires » contées à Salomé par Bitna, la narratrice. Ces combinaisons s’effectuent de différentes façons : la majorité des chapitres (les 1er, 3ème, 5ème, 6ème, 7ème, 8ème, 9ème, 10ème, 11ème et 12ème) se suffisent à eux-mêmes et correspondent, sauf exception, au récit-cadre ; d’autres (les 2ème et 4ème) incluent des suites d’une histoire racontée. Enfin, si les deux premières histoires (intitulées comme telles par la narratrice), débutent en étant indépendantes des chapitres du récit-cadre, elles se poursuivent en étant insérées dans certains chapitres de ce dernier ; ce procédé devenant de plus en plus récurrent au fur et à mesure de la progression de l’ouvrage. Le jeu de ces combinaisons est très complexe : le lecteur assiste à de véritables encastrements d’éléments de récit et d’histoires racontées à Salomé. Toutes les histoires racontées à Salomé vont être alors mêlées, voire souvent entremêlées, au récit-cadre (que ce soit à partir d’un chapitre de celui-ci ou débutant comme telles et faisant la place à des éléments de la narration de base pour être ensuite reprises et poursuivies).
Il convient de souligner que les différents chapitres du récit comme la majorité des histoires ne sont pas numérotés : le lecteur est invité, comme Salomé sans doute, à se fondre dans ce que raconte le livre, dans les différents plans de fiction emboîtés les uns dans les autres, à se laisser aller à écouter simplement le texte du livre. Seules les histoires ou parties d’histoires sont datées (exemple : « histoire contée à Salomé, avril 2016 »). Les histoires, datées d’avril 2016 à avril 2017, se poursuivent sur une durée d’un an seulement.

Ce qui pourrait ressembler à une recherche littéraire formelle de la part de l’auteur (rappelons que ses premiers ouvrages, dans les années 60 et 70, s’inscrivaient dans qui a été appelé « le Nouveau roman »), semble correspondre à une certaine vision du monde où les frontières entre fiction et réalité, entre vérité et mensonge peuvent s’effacer ou devenir floues … Le lecteur (comme Salomé et même la narratrice) est conduit là où la parole de la conteuse l’emmène… La fiction des histoires s’insère dans la fiction première que constitue le récit par Bitna de sa vie, parfois même jusqu’à des sortes de mise en abyme (la même histoire racontée dans une histoire contée par exemple). Une place capitale est donnée dans le roman à la parole : constitutive des relations humaines, présente dans les mythologies et la culture. C’est ce qui m’a sans doute donné l’envie de parler de cet ouvrage aujourd’hui…

On peut lire ce livre comme l’itinéraire personnel d’une très jeune femme, celui des changements qui s’opèrent dans son psychisme entre ses 18 et ses 19 ans et qui l’amènent à reconsidérer son rapport aux autres, au monde et à elle-même. Il s’inscrit sans doute dans la veine des romans initiatiques, initiation de la narratrice à une nouvelle compréhension d’elle-même et du monde qui l’entoure, avec peut-être la conquête d’une liberté à laquelle elle n’avait pas accès auparavant.  « Libre », « liberté », sont en effet des signifiants récurrents dans l’ouvrage aussi bien dans le récit-cadre que dans les histoires contées.

Pour cette présentation, j’ai pris le parti de ne pas faire référence à JMG Le Clézio pour tenir compte du seul texte écrit, à écouter donc, comme le conçoit ou le suggère l’argument de cette journée, comme un analyste écoute la parole de son analysant, avec ses effets d’associations, de déplacements, de découverte d’un insu…

Mon exposé sera consacré à la relation duelle particulière qui s’établit entre Bitna et Salomé, à son évolution au cours du roman ; je tenterai de faire émerger ce qui peut l’apparenter à un transfert au sens psychanalytique du terme, dans une situation qui, certes, n’est pas une situation d’analyse. Il m’a semblé que l’itinéraire psychique de Bitna peut s’entendre comme une aventure transférentielle. C’est l’idée directrice de mon exposé.

La relation duelle entre Bitna et Salomé : une aventure transférentielle 

1. Avant la rencontre de Bitna et Salomé

Bitna se présente dès les premières lignes du roman : jeune Coréenne d’à peine 18 ans, originaire d’une famille modeste du sud du pays, elle affirme d’emblée : « Je ne peux pas mentir car j’ai les yeux clairs, et ça se verrait tout de suite dans mes yeux ». Cette dénégation initiale interroge : Bitna serait-elle tentée de mentir ? Vérité et mensonge sont deux thèmes récurrents du roman…

Elle attribue la couleur claire de ses yeux et de ses cheveux (peu courante en Asie) aux carences subies après la guerre de Corée par sa mère et sa grand-mère.

Suivant le désir de ses parents qu’elle bénéficie de la « meilleure éducation », Bitna intègre « une université du ciel » (nom donné aux 3 plus prestigieuses Universités de Séoul). Remarquons que le mot « ciel » est le signifiant le plus récurrent du livre (environ 30 fois) : présent dans le titre, dans le proverbe mis en exergue, ainsi que de nombreuses fois dans la narration-cadre et certaines histoires.
Pour ses études, Bitna habite d’abord chez une sœur de son père, dans un minuscule logement où vivent également son oncle et sa cousine. Cette cohabitation devient vite intolérable : pour payer son hébergement, Bitna doit en fait s’occuper de sa cousine, une adolescente capricieuse et violente, ainsi que de la maison, elle doit obéir aux ordres de sa tante qui ne sait que lui adresser des reproches et la culpabiliser.

Bitna se révèle une jeune femme intelligente et capable de fines analyses. Elle comprend que c’est la situation chez cette tante qui a été « à l’origine de (ses) aventures ultérieures, et (a) parfait (son) éducation aussi bien que les leçons de (ses) professeurs ». Elle explique : « de cette petite chambre j’ai découvert ce que la personne peut celer de méchanceté, de jalousie, de lâcheté et de paresse ».

C’est à cette époque que Bitna commence à voyager dans la ville, dans le temps laissé libre par ses cours à l’université. Voulant échapper à la laideur de sa chambre et à la pesanteur de la vie familiale, elle fait de longs trajets à pied, en bus et en métro. Elle dit ressentir un sentiment de liberté en découvrant la ville de Séoul.

Elle observe beaucoup et souvent à leur insu, les personnes qu’elle croise, à la limite de l’impolitesse car, dit-elle, cela ne se fait pas de regarder les gens dans les yeux ou sans qu’ils s’en doutent. Bitna se met alors à imaginer la vie des personnes qu’elle rencontre par hasard, leur invente des noms et toutes sortes de caractéristiques qu’elle note dans un petit carnet. Ainsi a lieu une 1ère préparation des histoires qu’elle racontera à Salomé.

Elle développe également un grand intérêt pour les livres et se rend très fréquemment et pour de longs moments dans une librairie où les rayons des livres étrangers l’attirent particulièrement. Notamment ceux en français, langue qu’elle trouve « si douce et musicale » et qu’elle étudie depuis deux ans. Cette librairie est aussi l’endroit idéal pour observer les gens, imaginer leur vie et « voir sans être vue » …

Puis un événement se produit : l’employé de la librairie, qu’elle a surnommé « M. Pak », vient lui parler et lui tend une lettre dactylographiée écrite par Salomé, une jeune femme malade qui cherche quelqu’un pour lui raconter, contre rétribution, des histoires à elle qui ne peut plus sortir. Bitna, un peu déçue que le jeune homme ne lui propose pas de travailler à la librairie, empoche la lettre, l’oublie un temps puis, la retrouvant, téléphone à Salomé.

2. Première rencontre entre l’employeur et la conteuse

Début de la « première histoire contée à Salomé, avril 2016 »
Celle de M. Cho et de ses pigeons 

Bitna évoque pour la première fois Salomé, jeune femme gravement malade et très diminuée par la maladie, bloquée sur un fauteuil roulant ; c’est aussi une jeune femme qui a de l’humour, qui sait se moquer d’elle-même, ce qu’apprécie Bitna.

Salomé (de son vrai prénom : Kim Se-Ri) apprécie beaucoup cette première histoire (elle « bat des mains, a le regard brillant). Elle énonce une sorte de règle (fondamentale ?) que Bitna doit absolument respecter : la conteuse doit nommer tous les lieux qu’elle décrit dans ses histoires ! Première manifestation des exigences de Salomé imposées à Bitna qui alors invente, dit-elle, toutes sortes de noms. La nomination exigée permet sans doute de faire exister de manière plus prégnante, dans l’imaginaire de Salomé, les personnes ou les lieux ainsi désignés par des noms propres. C’est aussi un moyen de border la dimension imaginaire du conte, d’arrimer le voyage imaginaire à la dimension symbolique…

Suite 1ère histoire (M. Cho)

Je me suis amusée à trouver quelques points de ressemblance ou de différences entre la relation entre Salomé et Bitna et la situation analytique… ! Dans le roman, c’est la personne qui parle qui se déplace, certes, mais c’est la personne qui écoute qui paie ! C’est aussi celle-ci qui formule sa demande à celle qui va parler … Il s’agit de raconter des histoires mais pas de parler de banalités. Cela ressemble à l’abstention habituelle de phrases inutiles entre l’analyste et l’analysant : il ne s’agit pas de faire la conversation ! Il y a aussi certains rituels (ici, celui du thé par exemple) qui rappellent ceux qui s’installent dans le dispositif d’une cure (se serrer la main, poser ses affaires, etc). Comme ce qui se passe souvent pour un analysant, Bitna « n’avai(t) pas la moindre idée de ce qu(‘elle) allai(t) raconter ». Cela évoque bien sûr l’association libre. La personne qui parle, Bitna, laisse donc aller sa parole au gré de son imagination, tout en obéissant parfois aux injonctions de Salomé (nommer les lieux, les personnes, continuer ou terminer les histoires).  Les histoires sont racontées sur une année, selon un rythme très inégal selon les périodes, de quelques jours à quelques mois puisque Bitna va rester plusieurs périodes sans revoir Salomé, l’obligeant à quémander sa présence … Pas de rythme imposé ou immuable, à l’inverse de la cure analytique… On pourrait trouver d’autres points de convergence ou de divergence entre les deux dispositifs, mais ce serait quelque peu artificiel, car nous sommes loin d’un dispositif analytique, même si la dimension transférentielle des relations entre Bitna et Salomé, (dimension qui comme on le sait, n’existe pas exclusivement dans le champ analytique), est ce qui m’a intéressée. 

Ce qui m’a semblé également, c’est que l’« autre scène », représentée et permise par la situation analytique, est en quelque sorte figurée par le discours de Bitna en tant que conteuse. Une autre forme de discours énoncé par Bitna étant celle de la narration de base qui encadre les histoires contées à Salomé. Un double discours peut donc se lire ou s’entendre dans la plus grande partie du livre. Si pour respecter les 40 mn dévolues à cet exposé, je me centrerai surtout sur celui du récit-cadre. Il est à noter que les deux discours vont à de multiples reprises se rejoindre et, notamment vers la fin du roman, n’en faire plus qu’un. Tout se passe comme si avait lieu chez Bitna une diminution des contradictions ou conflits internes. La narration par Bitna de sa vie à Séoul va de plus en plus se mêler aux histoires racontées à Salomé, celles-ci faisant accéder la conteuse à certaines prises de conscience totalement imprévues ! Bitna accède à des révélations sur elle-même, à des remémorations de son enfance ou de sa famille, que ce soit par le biais des fictions racontées ou de ce qu’elle évoque de sa vie à Séoul. Les histoires contées peuvent être entendues, sans vouloir à tout prix forcer la comparaison, comme des formations de l’inconscient, tels les rêves. Et on verra la conteuse en dire quelque chose, à établir des liens avec des éléments de la réalité.

La rémunération gagnée en venant conter des histoires à Salomé a une première conséquence dans la réalité matérielle de la conteuse : Bitna prend la décision de quitter le logement de sa tante et de sa cousine, devenues de plus en plus pénibles, pour louer « une petite chambre dans un autre quartier ». Ce sera le premier déménagement d’une suite de plusieurs. La relation avec Salomé a ainsi un premier effet libérateur. Bitna accède à son indépendance et en ressent une très grande joie. « J’étais la plus heureuse du monde ». « Je n’avais jamais imaginé à quel point c’était bien d’être seule, absolument seule ». Très critique envers les garçons, « vrais petits rois, gâtés par leur maman », elle les repousse assez méchamment par des remarques très désobligeantes. Tout en goûtant à une solitude nouvellement acquise, Bitna accède à un autre désir : « (l)a seule que j’avais envie de revoir, c’était Salomé ». Elle précise que c’est la façon spéciale qu’a Salomé de l’écouter qui est à l’origine de ce désir de la revoir. Bitna semble avoir besoin d’être écoutée… Ce qui ne l’empêche pas toutefois de rester assez longtemps sans revenir chez son auditrice … Prise par ses cours et son déménagement, elle diffère un certain temps la concrétisation de ce désir. C’est Salomé qui doit rappeler Bitna pour exprimer son souhait d’entendre la suite de l’histoire racontée. Ce scénario sera répété plusieurs fois dans le roman.

Une forme d’ambivalence semble donc habiter Bitna au sujet de Salomé : si elle accepte de revenir pour lui conter la suite de l’histoire, (Salomé lui a dit qu’elle est « un ange » d’accepter), elle est prise d’une forme d’angoisse en arrivant devant sa porte. « C’est le souvenir de la voix de Salomé… qui m’a donné le courage de sonner à la porte ». Il y a comme une résistance qui se manifeste chez Bitna, en contradiction avec son désir de revoir Salomé…

Une autre « instruction de Salomé consiste à ne jamais rien dire de ces phrases ordinaires », autrement dit convenues, toutes faites, (instruction donnée à Bitna ainsi qu’à l’infirmière que la conteuse croise presque à chaque fois dans l’appartement de la malade). L’imaginaire partagé doit être le seul fondement de leur relation de parole. Autre impératif, donc, régissant la relation entre les deux jeunes femmes, comparable à la règle d’abstinence qui prévaut entre analyste et analysant…

Seconde histoire (Kitty), la « Voyageuse »

Bitna se sent investie d’une mission particulière et unique : « il me semblait que c’était mon destin de donner à Salomé le goût de la vie ». Salomé, dont les déficits moteurs s’intensifient graduellement, souffre de « partir en petits morceaux, chaque jour, quelque chose qui s’en va, qui s’efface ». Le pacte de ne pas parler des choses « réelles » reste inchangé : Bitna souligne : « Je n’ai rien dit, je crois que quelqu’un comme Salomé n’a pas besoin de mots pour la consoler, ni de pitié. Juste de contes, pour la faire voyager ». Forme de règle de neutralité ou d’abstinence…

3. Interruption des contes // relation avec M. Pak

De nouveau, Bitna espace ses visites à Salomé. Elle a moins besoin de son argent car elle est désormais (un peu) payée pour l’organisation de séminaires à l’université. C’est la période où elle noue une relation avec celui qu’elle appelle M. Pak, l’employé de la librairie, de son vrai nom M. Ko et qui se fait appeler Frederick en raison de son amour pour la musique de Chopin. 

Remarquons au passage que si Bitna ne joue pas avec son propre prénom, il existe dans le livre, que ce soit dans les histoires qu’elle raconte ou au cours de la narration-cadre, tout un ensemble de jeux sur les appellations des personnes « réelles » ou héroïnes des histoires.  Salomé elle-même s’est choisi un autre prénom que celui donné par ses parents.
Appeler quelqu’un ou se faire appeler par un autre nom que le vrai nom (ou prénom) est récurrent dans le livre.

Sorte de transfert latéral que Bitna déplace de Salomé à M. Pak ? Tous deux parlent de Salomé, « il avait compris que je pouvais devenir … quelqu’un qui pourrait partager avec elle le monde imaginaire ». Elle tombe amoureuse de cet homme : « j’aimais tout en lui » et le rencontre fréquemment pour des promenades. Relation qui reste plutôt chaste, qui ressemble davantage à un flirt qu’à une véritable relation amoureuse. 

C’est dans ce contexte de relations avec M. Pak que Bitna précise que son propre prénom, qui signifie « étoile » a été choisi par son grand-père maternel « pour que je brille dans ma vie, au-dedans et au dehors ». Bitna se laisse aller à des conduites spontanées, un peu fofolles alors que son compagnon est « toujours un peu guindé ». 

Bitna dit qu’elle se sentait « libre, pour la première fois, depuis longtemps ».  Ce sentiment, pour un regard extérieur, entre en conflit avec ce que lui impose ce M. Pak ou Ko , « toujours un peu guindé », qui ne veut pas montrer au grand jour leur relation …

Pendant cet intervalle de temps où elle ne se rend plus chez Salomé, Bitna va inventer sa vie « pour M. Pak, pour donner le change ». Ne racontant plus de contes à Salomé, elle raconte des histoires – sur elle-même – à M. Pak, affirmant : « Ce n’était pas des mensonges. C’était pour moi comme la suite des histoires que je racontais à Salomé, … ».  Pour continuer d’exister face à cet homme froid qui la tient à distance sans lui accorder une véritable place dans sa vie et lui impose égoïstement son « calendrier de rencontres », Bitna devient une autre. Son discours ne reflète pas sa réalité personnelle véritable mais correspond à ce qu’elle suppose du désir de l’Autre ( ? ) puisqu’il s’agit pour elle de ressembler à ce que cet homme peut imaginer d’elle. La fiction et la réalité s’interpénètrent. Son sentiment de liberté semble de plus en plus illusoire. 
Il semble bien que Bitna tombe dans un processus de répétition inconscient. Mutatis mutandis, elle se retrouve mal traitée, mal considérée par M. Pak, tout en participant à ce processus (elle s’y soumet un certain temps). Pensant avoir échappé à l’emprise de sa tante et de sa cousine, Bitna tombe dans une sorte d’aliénation à un autre … « C’était à moi de céder… ». Par peur de voir cesser leur relation, elle va mettre en danger son travail et son salaire à l’université en acceptant des rendez-vous qui ne lui conviennent pas. Les problèmes d’argent (heureusement, pourrait-on dire) vont l’inciter à reprendre contact avec Salomé, un jour où M. Pak est absent…

Alors qu’elle avait fait preuve dès la première rencontre avec Salomé d’une attention certaine à son égard, voire de sollicitude, Bitna se montre, dans l’intervalle de temps assez long où elle s’abstient d’aller la voir, étrangement indifférente au sort de la malade. Elle ne paraît pas se rendre compte qu’elle ne respecte pas le contrat tacite établi entre elles deux. Ce qui semble en contradiction avec la mission dont elle disait se sentir chargée. Sans doute ces attitudes paradoxales révèlent-elles quelque chose de l’ordre d’une coupure dans le psychisme de Bitna, l’illustration de sa division interne en tant que sujet.

4. Rapport de forces inversé

3ème histoire (Naomi)

Salomé, délaissée « depuis de longues semaines » laisse des messages téléphoniques « légers », « puis de plus en plus désespérés ».
Elle n’aime pas la nouvelle histoire, celle de Naomi, que Bitna lui raconte quand elle revient enfin. La conteuse suppose que cette histoire rappelle trop à Salomé l’abandon que celle-ci a subi de la part de ses parents quand ils se sont donné la mort (pour échapper à la maladie incurable dont Salomé héritera plus tard).

Un premier tournant a lieu alors dans la relation entre les deux jeunes femmes. Certes, Salomé, jeune femme riche, est bien l’employeur de Bitna, qui exprime en tant que telle certaines exigences, mais le lecteur assiste à un renversement du rapport de forces existant jusqu’à ce moment. Bitna écrit : « Tout d’un coup, j’ai compris que je détenais un pouvoir sur elle, un peu comme Frederick en avait un sur moi ». On peut vraisemblablement parler ici d’un mouvement transférentiel. Bitna compare le pouvoir qu’elle se découvre sur Salomé au pouvoir qu’a M. Pak sur elle  (et qui redouble, sans qu’elle fasse le lien, celui qu’exerçaient sur elle, étudiante pauvre accueillie chez elles, sa tante et sa cousine).  Le concept de réversibilité des pulsions (actif-passif, sadique-masochique) trouve sans doute ici une représentation. Bitna (n’oublions pas qu’elle est encore une toute jeune femme de 18 ans) semble faire pour la première fois l’expérience d’une forme de perversion personnelle et en éprouver une certaine jouissance. « C’était un sentiment à la fois agréable et venimeux, l’impression de céder à une tentation, à un vice ».

Et Bitna de répondre à Salomé : « Si vous n’aimez pas mes histoires, nous pouvons arrêter maintenant ». Elle sait très bien que ces paroles font du mal à Salomé, qui souffrirait encore davantage si cessaient les histoires qui la relient au monde et qui ne peut que demander à Bitna, humblement et en faisant fi de ses préférences, de continuer : « contez-moi ce que vous voudrez ». Bitna se découvre une pulsion que l’on pourrait qualifier de sadique. Salomé est vaincue par ce petit jeu pervers de Bitna.

Les contradictions internes de Bitna en tant que sujet s’expriment par des gestes et des paroles d’excuse :  quand, peu après la scène précédente, Salomé, épuisée, tend la main, la conteuse la lui saisit pour lui faire davantage ressentir les sensations de liberté associées au vol des pigeons de M. Cho. Bitna en vient à demander pardon à Salomé « Pardon Salomé, je ne voulais pas te faire du mal ». Le pouvoir qu’elle a pris conscience d’exercer atteint ses limites.

Bitna ressent alors physiquement la fatigue de Salomé. Le contact corporel spontané qui a lieu permet un début d’identification entre la conteuse et la malade. Cette identification se renforce quand Bitna dit avoir du mal à supporter l’odeur de malade de Salomé, odeur qui l’envahit et la poursuit, comme attachée à elle jusque dans son logement. « Je me suis même demandé si ce n’est pas moi qui fabrique cette odeur ». Sorte d’identification archaïque ?

Dans les pages qui relatent ce moment, un nom est associé à la maladie, celui de « Syndrome douloureux régional complexe ».

5. L’histoire vraie de l’apprenti meurtrier

Une phrase énigmatique conclut le 6ème et très court chapitre : « C’est comme ça qu’est venu le meurtrier wannabe », chapitre qui avait commencé de manière étonnante également. En effet, Bitna annonçait son intention de raconter à Salomé sa propre histoire, disant : « je ne l’ai pas inventée, cela m’est arrivé », rompant ainsi l’accord tacite selon lequel ni l’une ni l’autre ne devaient parler de la vie réelle. Dans l’« Histoire d’un apprenti meurtrier, fin août 2016 », le « je » employé est à la fois celui de la narratrice (auteur des différents chapitres du roman) et celui de la conteuse.
L’appellation « wannabe » du meurtrier vient comme un clin d’œil relatif au jeu entre réalité et fiction puisque ce terme anglophone désigne, sur un registre familier, quelqu’un qui veut être ce qu’il ne peut pas être. 
(A rapprocher de Salomé qui, en se donnant ce prénom, voulait être ce qui était impossible pour elle : une danseuse qui prend sa revanche sur ceux qui l’entourent)… 

En racontant cette histoire angoissante – la sienne – d’une fille suivie dans la rue et observée en cachette jusqu’à son domicile, Bitna éprouve un sentiment de culpabilité, s’en voulant de faire peur à Salomé et se demandant si ce n’est pas ce qu’elle souhaite en réalité, pour se venger ou la punir de ce qu’elle lui impose. Remarquons au passage que de la position de « voyeuse » qu’elle adoptait en observant les gens dans les espaces publics ou à la librairie, Bitna est devenue celle qui est traquée…

A Salomé qui doute de la véracité de l’histoire, Bitna répond en hésitant : « … c’est une histoire ». « Comme moi, elle voudrait croire que ce n’est pas vrai et en même temps elle espère en savoir plus, parce qu’il y a toujours une vérité cachée dans un mensonge ». On découvrira plus tard à quel jeu se livre alors Salomé, inversant de nouveau le rapport de force entre les deux jeunes femmes.

Avec l’arrivée brutale et pénible de la saison des pluies, l’homme qui la poursuit (qu’elle désigne désormais sous le vocable stalker , celui qui traque) semble disparaître ; c’est aussi la saison où elle cesse de voir M. Pak. Bitna interprète la concomitance des deux faits : « … comme si les deux n’étaient que les deux faces d’un même personnage, un homme dominateur et narcissique, un peu égoïste, d’un côté, et un inconnu dangereux et cupide de l’autre ».

De nouveau, Bitna arrête de se rendre chez Salomé, en raison peut-être, dit-elle, de la saison des pluies et d’un nouveau travail. Elle se montre maîtresse du temps des rencontres comme l’était avec elle M. Pak. Il est possible de voir dans cette attitude un mécanisme inconscient du type : identification à l’agresseur. Peut-être aussi Bitna a-t-elle involontairement voulu instaurer une distance pour éviter d’être confrontée à la dégradation massive de l’état de santé de Salomé dont elle avait pu avoir l’intuition. En finissant par téléphoner à Salomé (« pour mettre fin à ses messages ») et en apprenant que celle-ci va très mal, Bitna se rend compte qu’elle a « appris à être cruelle ».

6. Retour chez Salomé

Salomé, extrêmement affaiblie, a la force d’exiger la fin (et non la suite !) des histoires. Elle pose aussi des questions sur l’assassin présumé. Bitna a pensé que Salomé « savait ou qu’elle soupçonnait quelque chose qu(‘elle, Bitna,) n’avai(t) pas compris ».

Répondant à un ordre plaintif de Salomé (« Dépêchez-vous ! »), Bitna s’assied à ses pieds : « C’était la pose du conteur, je crois, et ça me plaisait bien ». Est alors évoqué un souvenir d’enfance, quand Bitna elle-même écoutait dans cette position une de ses tantes lui raconter des histoires. Identification à Salomé, d’une certaine manière, et procédé de mise en abyme : la conteuse est aussi celle à qui l’on a conté des histoires. Bitna continue l’histoire de M. Cho et de ses pigeons, entrecoupée à plusieurs reprises par le récit narratif de base.

Suite et fin de l’histoire de M. Cho et de ses pigeons

Au fur et à mesure qu’elle se laisse aller à fermer les yeux pendant que Bitna accorde débit et niveau sonore à son état, Salomé s’identifie sensoriellement aux éléments de l’histoire racontée et même à la conteuse !

« Ce sont les mots qui la transportent, elle n’a même plus besoin de les entendre, ils naissent dans son esprit comme des fusées qui s’éclairent ». Une sorte de magie opérée par le verbe…

La narration-cadre et le conte se superposent, s’entrelacent. « Salomé ferme les yeux, entend les voix des habitants de la ferme, d’abord les cris des enfants,… » etc. Salomé et Bitna ne font qu’une seule personne à ce moment-là… Il y a fusion de leurs deux identités. Plus de différence entre le récit-cadre et les histoires contées, indifférenciation marquée par la police de caractère (Optima) habituellement dévolue aux histoires.

Le récit reprend ensuite (en Times New Roman) et Bitna souligne que « C’est la fin d’une histoire, la fin d’un voyage », ceux de M. Cho et de ses pigeons et également la fin de la vie de Salomé qui se rapproche de plus en plus. Nouvelle forme de (discrète) mise en abyme.

M. Cho, personnage de l’histoire qui vient d’être terminée par Bitna, est cité, intégré dans la narration-cadre, comme si les histoires contées faisaient partie de la vie. Mais Bitna dénonce cette illusion de similitude. « M. Cho a réalisé son rêve, il est de retour, il ne désire plus rien d’autre car pour lui le monde est parfait. Mais ici, mais pour nous autres qui vivons ailleurs, rien n’est vraiment achevé. Le bonheur n’existe pas. Juste quelques rêves, quelques paroles (…). Et la réalité assassine ». Le réel de la mort quasi imminente de Salomé fait tomber quelques dernières illusions chez Bitna. Le principe de réalité s’impose.

7. Nouveau déménagement et interruption des visites à Salomé

Fatiguée comme Salomé par la saison des pluies (nouvelle similitude de ressenti), Bitna déménage de nouveau, (sans payer son loyer ! ) pour fuir les parasites qui ont envahi son logement et pour échapper au « terrible stalker ». Même décidés pour des raisons objectives, les différents déménagements qu’effectue Bitna au cours du roman semblent correspondre à différentes étapes de sa compréhension de la vie et du monde.  Peut-être sont-ils la métaphore de la recherche d’une bonne distance, d’une place plus juste par rapport aux autres… Les mois qu’elle a vécus dans le quartier qu’elle quitte (et qu’elle a nommé El Sordido) « avaient été les pires mois de sa vie ». Formulation de ce qu’elle a vécu dans le quartier en question et aussi sans doute de ce que lui fait vivre la relation avec Salomé.

Le nouveau quartier plaît à Bitna parce qu’il ressemble un peu aux rues de son village d’origine, elle y noue tout de suite des contacts et se fait des amis. Elle paraît se transformer. Quand elle dit que le nom de ce nouveau quartier lui évoque Tokyo, « une autre capitale que (elle) aimerai(t) bien connaître », cela semble traduire la naissance d’un désir de l’ailleurs, de l’étranger, après la reconnaissance de parts d’elle-même (la cruauté, par exemple) dont elle n’avait pas conscience. 

Elle dit faire l’expérience d’un sentiment intense de liberté : ce qui semble entièrement nouveau pour elle, alors qu’elle avait déjà exprimé auparavant ce même éprouvé. Il s’agit sans doute pour elle d’une nouvelle étape vers l’accession à davantage de liberté.

Les cours de français qu’elle donne à l’université lui permettent de rêver à certains moments sur les mots, et c’est ainsi que naît une nouvelle histoire, celle de Nabi, qu’elle va raconter à Salomé.

8. Histoire de Nabi, la chanteuse (5ème)

Tout en racontant l’histoire, Bitna regarde Salomé, ses réactions et s’ouvre à une attitude de don : « c’était cela que je voulais donner à Salomé ». Un rapprochement affectif vient de Salomé : celle-ci l’appelle : « grande sœur » (alors qu’elle a dix ans de plus qu’elle, on l’apprendra un peu plus tard). Cela touche Bitna à qui reviennent une fois de plus ses propres souvenirs d’enfant écoutant les histoires racontées par sa tante.

Très troublée, Bitna éprouve une sorte de vertige : « je comprends d’un seul coup ce qu’elle est devenue pour moi, dépendante de mes mots et de mes rêves, ma sœur cadette, ma créature ! ». Il y a eu déplacement de la jouissance perverse liée à la première découverte du pouvoir sur Salomé. Il s’agit désormais d’une compréhension de ce qu’est devenue leur relation. Avant la survenue d’une prochaine révélation, une nouvelle inversion des rôles se réalise. Précédemment, Bitna avait eu besoin d’assurer qu’elle n’était pas la servante de Salomé mais sa conteuse. Elle analyse maintenant : « Je suis devenue sa maîtresse, celle qu’elle doit suivre aveuglément… j’ai ce pouvoir de continuer ou d’interrompre le flux qui ajoute du temps à sa vie et retarde l’heure de sa mort ». 

Impossible ici de ne pas penser aux « Mille et une nuits » … A ceci près que ce n’est pas pour elle que Bitna, la conteuse, retarde l’heure de la mort mais pour celle qui écoute, Salomé, en lui faisant vivre par l’intermédiaire des mots ce à quoi elle n’a plus accès dans la vie réelle.

Peut-être en raison de cette nouvelle compréhension, Bitna semble avoir moins peur de ses affects : elle manifeste une forme d’affection à Salomé en prenant soin d’elle « avec des gestes de grande sœur ». Elle accepte la demande de Salomé de terminer cette histoire (qui sera la seule du roman à tenir dans une seule grande partie) et ajoute qu’elle pourra terminer aussi les autres histoires. L’histoire de Nabi est très fréquemment entrecoupée par des moments de récit centrés sur ce que manifeste Salomé. Comme si Bitna voulait la rendre vivante au maximum, montrer qu’elle est encore en vie alors que l’heure de sa mort s’approche inéluctablement.

La narratrice fait état d’une intensification de l’écoute de Salomé : « Salomé écoute attentivement chaque mot, comme si c’était sa propre histoire. Elle sait bien que je n’invente rien. Je n’ai jamais su inventer, tout juste changer des lieux ».

Bitna révèle un nouveau rapport à la vérité et à la fiction, celle-ci semblant se nourrir de la vérité. Comme les paroles prononcées au cours d’une analyse, le discours tenu par Bitna racontant des histoires éveille des réminiscences, des souvenirs d’enfance qui sont alors recomposés, revisités, reconstruits dans l’adresse à l’autre qu’est Salomé et qui elle-même les vit à sa façon.

Pour la grande malade qu’est Salomé, Bitna sait que « … les histoires ne sont pas seulement des histoires, ce sont aussi des sensations qui l’effleurent, qui brûlent sa peau, des coups d’aiguille dans ses jointures… ». « Elle les demande et elle en a mal, elle les craint ».

« Mais je dois continuer, coûte que coûte, même si chaque histoire que je raconte à Salomé lui enlève un instant de vie ». Au stade quasi terminal de la maladie, l’accompagnement de fin de vie que réalise Bitna à sa manière implique que le désir de Salomé de continuer à entendre les histoires passe avant tout, avant les douleurs physiques accentuées par l’identification imaginaire de Salomé aux éléments vivants de chaque histoire. Ecouter les histoires amenuise désormais les dernières forces physiques de Salomé, lui prend énormément d’énergie vitale mais demeure le dernier désir qu’elle peut formuler et concrétiser. Elle en redemande ! Elle veut absolument savoir la fin de l’histoire en cours et elle l’exige avec autorité même si cela lui demande un effort « tellement difficile que ses doigts agrippés aux bras du fauteuil blanchissent ». Le désir qu’a Salomé de continuer d’entendre Bitna triomphe des douleurs et de la maladie qui empire.

C’est à ce point du récit que sont précisées les circonstances de la mort des parents de Salomé. « Ils ont décidé de se suicider en laissant tous leurs biens à leur fille, pour échapper à une maladie incurable – et maintenant, c’est son tour d’être malade, avec la mort au bout du chemin, toute proche ». Bitna comprend qu’elle atteint ici les limites de son pouvoir sur Salomé : « C’est la fin d’une histoire, elle le sait, même si je voulais faire autrement, je ne le pourrais pas ». Finie la tentation ou le jeu de la toute-puissance exercée sur l’autre. Bitna se heurte au réel de la mort imminente.

C’est difficile pour Bitna qui exprime qu’elle voudrait faire marche arrière et n’avoir rien reçu de Salomé pour payer son loyer ou son alimentation ces derniers mois. Elle sous-entend qu’elle aurait préféré ne jamais avoir connu Salomé. A un peu plus de dix-huit ans, être placée si près d’une mort imminente devient insupportable pour Bitna qui en arrive à ne plus supporter le bien-être fugace que peut une fois encore manifester Salomé.
« Je ne sais pourquoi son bonheur me fait si mal. Je me lève brusquement, pour mettre fin à l’idyllique mensonge ». Celui d’une mort « belle » ou « douce » …
En reprenant immédiatement l’histoire, Bitna affirme : « Non, Salomé, la mort est hideuse… ».

Après avoir évoqué le suicide de Nabi la chanteuse, Bitna s’enfuit quasiment de l’appartement et se raccroche à un espoir : « Je crois bientôt que je serai libérée, je n’aurai plus à raconter mes histoires, je pourrai commencer à vivre pour moi-même, dans cette grande ville où seuls comptent le temps présent et le monde des vivants ». 

C’est sa manière de se préparer à la séparation définitive d’avec Salomé qui va mourir que de prétendre qu’en la côtoyant, elle n’a pas vécu pour elle-même. Dans une sorte de déni, elle occulte le fait que les histoires qu’elle racontait, elle se les racontait à elle-même également, revisitant en le recréant par la parole des éléments de sa propre histoire. Ne disait-elle pas il y a peu à Salomé qu’elle n’inventait rien ? 

9. Histoire sans être une histoire

Le rapport de la vérité et du mensonge apparaît de nouveau au cours de l’histoire suivante (celle des deux Dragons) ou plutôt quand, sous le titre « Histoire des deux Dragons, à Salomé, fin octobre 2016 », la conteuse commente cette histoire qui va débuter : « C’est une histoire sans être une histoire ». S’ensuit un dialogue entre Salomé et Bitna. 
« … une histoire qu’on raconte peut ne pas être une histoire » si « c’est la vérité », dit Salomé. 
Ce à quoi Bitna ajoute : « …même la vérité peut être un mensonge si tu n’y crois pas, et même le mensonge peut sembler vrai si je le raconte bien ».

Bitna multiplie les paradoxes pour que Salomé « comprenne que rien n’est inventé, même si rien n’existe ». Après avoir énoncé que les deux personnages de l’histoire n’existent pas, elle affirme le contraire : « Ils existent …, mais personne ne les voit ». Et d’expliquer que ces personnages, les deux Dragons existent depuis le commencement du monde. C’est la vérité de la mythologie, de la culture d’un peuple, qui transcende les existences individuelles éphémères.

La conteuse s’autorise alors à entrelacer deux histoires, celle de Naomi et celle des deux Dragons, révélant les liens qui les unissent. « Je ne le savais pas avant d’avoir commencé, mais maintenant tout semble plus clair, chaque histoire se lie à l’autre, comme les personnes qui voyagent dans un wagon de métro, qui étaient destinées sans s’en douter à se rencontrer un jour – quelque part dans la grande ville de Séoul ».

Difficile de ne pas rapprocher cette prise de conscience, comme effet de la parole, de l’expérience analytique qui consiste pour l’analysant à adresser à un autre son discours … Sans confondre bien entendu les deux démarches en question… Il ne s’agit pas de prétendre que Bitna fait une analyse en parlant à Salomé ou que le résultat serait le même !
Toutefois, il paraît indéniable que Bitna, poussée d’abord par une nécessité financière, se laisse porter par sa parole en racontant les histoires à Salomé qui les demande. Elle entraîne Salomé (et sans doute elle-même) dans un monde où les repères habituels s’effacent. Si elle essaie de maîtriser certains effets sur Salomé, notamment quand elle comprend qu’elle détient un pouvoir sur celle qui l’écoute, Bitna n’anticipe pas les compréhensions qui se font jour progressivement en elle-même et qui échappent à son besoin de maîtrise.  

Grâce aux histoires racontées par Bitna – et aussi grâce à la demande de Salomé, réitérée de nombreuses fois dans le roman – il y a rencontre entre les deux jeunes femmes, interaction psychique pourrait-on dire. Bitna fait certaines découvertes tandis que Salomé a la possibilité de s’identifier à certaines héroïnes des histoires (exemple : Naomi) et de vivre en imagination des sensations et des voyages dont elle ne peut plus faire l’expérience dans la réalité.

Il semble même se produire entre les deux protagonistes une communication d’inconscient à inconscient quand, profitant d’une interruption du conte, Salomé révèle qu’elle est née l’année du Dragon ! Cela a un effet libératoire car Bitna ose enfreindre ce qui s’était établi comme convention (laisser hors parole ce qui appartient à la vie réelle) en demandant à Salomé pourquoi ses parents lui ont donné le nom d’« une salope ». (Remarquons au passage que Bitna est une étudiante très cultivée, très au fait de maintes composantes de la culture occidentale, ici l’épisode biblique où Salomé demande la tête de Jean le Baptiste à Hérode). Salomé, piquée au vif, répond que c’est elle qui a choisi ce prénom car « une femme qui danse c’est tout ce que j’aurais voulu être ! ». (Salomé, comme Bitna, est très cultivée).

10. Coup de théâtre

Un coup de théâtre va se produire au chapitre 10 du livre. Bitna, qui est de nouveau restée une certaine période (deux mois) sans aller chez Salomé, se trouve en manque d’argent et répond à une annonce pour un travail. En se rendant au lieu de rendez-vous, un soir assez tard, elle revoit le stalker, l’homme qui la suivait. Elle essaie de ruser pour lui échapper, en vain.  Craignant d’être tuée par cet homme, elle surmonte sa peur en imaginant qu’elle vit une histoire, ou qu’elle rêve. Arrivée à l’entrée de l’immeuble où doit avoir lieu le rendez-vous, l’homme qui la suit l’empêche d’avancer et la met en garde contre le danger mortel auquel elle s’expose si elle se rend à ce rendez-vous qui, selon lui, est un guet-apens. Il lui révèle qu’il a été engagé pour la protéger.

S’ensuit alors un renversement de perspectives et de représentations : Bitna comprend que c’est Salomé qui a tout organisé ! Ce n’est pas elle Bitna qui a le pouvoir sur Salomé, comme elle le pensait jusqu’à présent mais bien Salomé qui en exerce un sur elle et cela depuis le début ! « La seule personne qui peut le faire (payer le stalker), la seule qui connaît tout de moi, qui a l’argent et le pouvoir, l’imagination aussi, c’est elle, l’infirme sur son fauteuil, qui s’est servie de Frederick Pak, a tout organisé, tout manigancé depuis son salon jaune à l’autre bout de la ville ».

La conteuse pense que Salomé a engagé le stalker, pour que Bitna « lui raconte la peur … d’être suivie par un inconnu ».

Vexée, Bitna se console un peu en pensant que Salomé ne connaîtra jamais la fin de l’histoire de l’apprenti meurtrier puisque l’ange gardien engagé l’a empêché de tuer Bitna ! « Tant pis pour elle ! » conclut-elle le récit de cet épisode digne d’un thriller (ou d’une parodie de thriller).

Bitna comprend également, en passant devant une église chrétienne, que c’est le lieu où la chanteuse Nabi a commencé à chanter. La jeune femme a eu connaissance de son histoire en arrivant de sa province à Séoul, elle a retenu aussi des éléments de romans policiers lus à la librairie. Elle fait ainsi le lien entre des éléments réels objectifs dont elle a eu plus ou moins connaissance et les histoires qu’elle a racontées à Salomé. Il y a comme la vérification de l’interdépendance entre réalité et fiction, les deux plans peuvent se confondre ou du moins s’encastrer.

11. Nouveaux changements

Bitna décide une nouvelle fois (la troisième) de déménager dans un nouveau quartier où elle « a trouvé (son) nouveau bonheur, une chambre indépendante… ». 
Elle accepte de revoir M. Pak dont elle comprend qu’il a été amoureux, adolescent, de Salomé, et qui se fait, une dernière fois, le messager de celle-ci : Salomé réclame la présence de Bitna alors même que cette dernière, (en représailles à l’ « histoire » du stalker ?), refuse de répondre à ses messages, faisant preuve, encore, d’une certaine dureté, d’une attitude impitoyable.

La narratrice semble avoir changé : son but conscient, désormais, est de ne plus être prisonnière des demandes des autres, de l’Autre ( ? ). « J’ai décidé de résister, de ne plus me laisser prendre au piège des autres. Tous, ils demandent quelque chose, ils ne peuvent pas m’oublier ». Après lui avoir conseillé d’engager un détective privé, elle réussit ainsi assez rapidement à ne plus répondre aux appels harcelants de sa tante dont la fille avait fugué. Elle doit aussi résister à sa mère qui l’appelle pour qu’elle fasse quelque chose pour sa cousine. Bitna reconnaît aussi qu’elle a voulu déménager pour échapper à une possible intrusion de la tante en question.

La jeune fille parvient à une nouvelle compréhension. « J’ai compris alors ce qui se passe dans ma vie (…). Lorsque j’y repense, il me semble que tout a été ordonnancé pour accomplir cette histoire, que j’ai été en quelque sorte la messagère d’un ordre supérieur, céleste, et qu’après cela je ne pourrai plus jamais être la même personne ». Elle se sent l’instrument d’une transcendance, elle pense avoir atteint un point de non-retour, il y a comme un avant et un après dans sa vie. Etape importante pour elle, même si on peut regretter qu’elle s’inscrive surtout dans le registre de l’imaginaire… Dans l’imaginaire mais pas seulement car cette compréhension d’une vérité qu’elle perçoit être d’un ordre supérieur, la conduit à vouloir raconter une dernière histoire à Salomé et cette histoire, c’est la sienne. Cette compréhension, conçue comme relevant d’une dimension spirituelle, s’inscrit donc aussi dans le registre symbolique.

Rompant peut-être avec certains faux semblants, Bitna s’avoue à elle-même l’affection qu’elle porte à Salomé : « Voici, c’est ma dernière histoire, que je raconterai à Salomé avant qu’il soit trop tard. C’est pour elle que j’ai envie de l’inventer, pour lui expliquer qu’elle a été la seule personne qui a compté dans ma vie, plus que mes propres parents, plus que Frederick ne le pourra jamais, la seule personne parmi les millions et les millions d’êtres humains qui existent dans cette ville de Séoul… ». Bitna est devenue assez forte, intérieurement et sur le plan relationnel, pour accepter de reconnaître comme faisant partie d’elle ce qu’elle aurait pris pour de la faiblesse antérieurement.

12. La traversée du pont de l’arc-en-ciel, pour Salomé à l’hôpital Severance, avril 2017

« La traversée du pont de l’arc-en-ciel, pour Salomé, à l’hôpital Severance, avril 2017 ». Cette dernière histoire, qui apparaît comme la septième du roman se révèle en fait être la fin de l’histoire de Naomi. C’est également une histoire vécue par Bitna enfant. L’écart entre réalité et fiction se réduit considérablement à ce moment. En effet, écrit la narratrice : « Ceci est une histoire vraie, ma seule histoire vraie. Je ne veux pas dire que les autres histoires que j’ai contées à Salomé, pour la guérir de sa douleur, étaient fausses, mais je les ai arrangées pour qu’elles lui plaisent (…), pour qu’elle comprenne que ça se passe dans le monde qu’elle ne connaît pas (…). Le monde qui est cruel et égoïste, parce qu’il ne s’occupe pas d’elle. Le monde auquel elle ne manquera pas quand elle mourra ». Et c’est son histoire à elle, Bitna.

Décrivant la chambre d’hôpital et le visage émacié de Salomé, Bitna est sensible à la beauté de cette dernière et c’est une fois de plus sa culture artistique occidentale qui la conduit à la comparer à des œuvres picturales appréciées. 
Bitna revient sur les raisons qui l’ont amenée à vouloir partager avec Salomé un épisode important de son enfance : l’histoire de l’oiseau qu’elle a recueilli, beaucoup aimé et « soigné jusqu’à la fin, (…) parce que son histoire est commune à tous les vivants. C’est l’histoire la plus mystérieuse de la vie, avec l’instant de la naissance ». C’est le mystère de la mort, non nommée comme telle.  Cette histoire vraie qui est également la fin de celle de Naomi peut s’entendre comme la métaphore de la mort imminente de Salomé et comme une forme de plusieurs mises en abyme : une fiction « vraie » à l’intérieur d’une histoire incluse dans la fiction qu’est le roman dans sa totalité…  La nourriture donnée par Naomi à l’oiseau malade figure les histoires dont Bitna « nourrit » Salomé. « A partir de ce jour, chaque instant de la vie d’O’Jay était soustrait à la destinée, c’était un jour, une heure de gagnés contre la maladie… ». Bitna revit avec Salomé, dans une sorte de répétition, ce qu’elle a vécu enfant avec l’oiseau qu’elle avait recueilli et qu’elle n’avait pu soustraire à la mort à cause d’une maladie fatale.

Débute alors véritablement l’accompagnement qu’en dehors du corps médical Bitna est la seule à assurer auprès de Salomé. « Je suis la seule à lui rendre visite chaque jour… ». Accompagnement qu’elle explique avec des arguments matériels, dépourvus d’affectivité en apparence. Elle évoque aussi, de façon détachée quelques événements personnels. « Salomé est en dehors de tout cela. Elle est sur une île, loin des bruits et des tempêtes, ma voix est le seul fil qui la retienne ».

Comme elle l’avait fait autrefois pour sa grand-mère en fin de vie, Bitna « masse doucement » Salomé qui ne peut plus bouger et ressent des douleurs dues à l’immobilité forcée.

Dès que l’oiseau meurt, dans la fin de l’histoire de Naomi qui est également celle de « la traversée du pont de l’arc-en-ciel », Salomé entre dans le coma. Bitna assiste à la mort de Salomé, elle la rapporte d’abord de manière très factuelle, sans expression émotionnelle. « Elle n’a pas crié, elle n’a pas soufflé un mot quand la vie a quitté son corps. Elle est seulement devenue très blanche d’un seul coup ». Bitna ne se résout pas à ce qu’elle observe. « J’ai essayé de la sauver. J’ai massé encore ses jambes et ses bras, j’ai soufflé sur ses lèvres. Elle est déjà loin, partie sur le pont de l’arc-en-ciel, comme O’Jay ».

Bitna s’étonne de ne pas être indifférente ou de ne ressentir aucun soulagement à la mort de Salomé « puisqu’elle me libérait de son emprise, de sa méchanceté ». Sans doute peut-on voir dans cette mention de la méchanceté de Salomé une projection de la part de Bitna : n’est-ce pas elle qui a pu à plusieurs reprises se montrer « méchante » envers Salomé quand elle ne répondait pas à ses messages et restait de longues semaines sans aller la voir ?

Quoi qu’il en soit, Bitna remarque : « … soudain ma rancœur s’est arrêtée, elle s’est retournée comme les pieuvres que mon père renverse quand elles viennent d’être pêchées (…). Salomé aura été la seule personne qui s’est vraiment intéressée à moi dans cette ville de Séoul où personne ne rencontre personne. Elle a voulu que je vive pour elle, pour lui raconter la vie au dehors, elle s’est servie de moi mais elle m’a protégée. Alors mes yeux se sont remplis de larmes quand j’ai dû la quitter ». En comprenant tout cela, en rendant ainsi hommage à Salomé, le chagrin se manifeste ; Bitna quitte Salomé quand elle ne peut plus rester auprès de son corps.

Le 12ème et dernier chapitre du livre commence presque comme a débuté le tout premier : « Je suis Bitna, j’ai dix-neuf ans, je suis seule dans cette grande ville de Séoul, sous le ciel ». La narratrice donne quelques clés pour comprendre la ou les fictions du livre : « J’ai connu beaucoup de gens, beaucoup d’aventures, quelques-unes m’ont été contées, d’autres sont nées de mes rêves, ou de ma vie ». En écrivant ces mots, Bitna paraît sans âge, comme porteuse de la vie des générations avant elle, comme si plus d’un an s’était écoulé depuis son arrivée à Séoul…

Le tout dernier paragraphe du roman commence ainsi : « Je marche sous le ciel de Séoul » et après une description du paysage s’achève sur cette phrase : « Je suis seule, je suis libre, ma vie va commencer ». Comme un mantra qu’elle se répèterait pour mieux se convaincre elle-même… Espoir ou illusion ? La liberté, jamais acquise, non capitalisable, n’est-elle pas toujours à (re)conquérir ? Et de quelle liberté s’agit-il, vis-à-vis des autres et vis-à-vis de soi-même, de l’insu en soi qui détermine chacun ? Si Bitna a besoin de se persuader qu’elle vit une véritable naissance ou renaissance, ne va-t-elle pas retomber dans d’autres répétitions ? Si les « aventures » qu’elle a vécues cette dernière année, et notamment cette aventure transférentielle qu’a été la relation avec Salomé, l’ont amenée à changer et se découvrir, elle ne peut en attendre les effets d’une psychanalyse (qui, on le sait, viennent « de surcroît …). Mais Bitna semble mieux armée, prête à parcourir les nouvelles étapes que la vie lui réserve. C’est ce qu’en tant que lecteurs, nous pouvons lui souhaiter…

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