« Un mystère plus lointain que l’inconscient »
Note de lecture sur le livre d’Alain Didier WEILL
Novembre 2011
Isabelle Carré
Alain Didier Weil est analyste, il a fondé en avril 2002 avec des analystes et des artistes le mouvement « Insistance » qui est un mouvement de recherche sur la part de l’être parlant mise en jeu dans l’acte de création.
Alain Didier Weil est l’auteur de multiples livres, articles, créations artistiques. Il a écrit, parmi d’autres… » Les Trois Temps de la Loi », auquel il se réfère dans ce texte comme une relance, » Lila et la lumière de Vermeer », « l’inouï de la note musicale, l’invisible de la tache de couleur du peintre, et l’impondérable du pas de deux du danseur. » (Alain Didier WEILL, « Lila ou la lumière de Vermeer » 2004), des pièces de théâtre, dont un volume vient de sortir en 2010. (« Vienne 1913 », 2006, « Jimmy », 2001, « L’heure du thé chez les Pendlebury », 1992… etc) et le bien connu « Quartier Lacan », Denoël, 2001.
L’écriture d’Alain D.W. a gardé toute sa limpidité et son éclat depuis « Lila et la lumière de Vermeer », qui reste sans aucun doute un livre à part dans les écrits récents sur la psychanalyse. Nous retrouvons les thèmes précieux à Alain Didier-Weil, mais ce texte n’est pas une redondance des écrits précédents, même si certaines pistes se répètent, se parcourent de nouveau et se rejouent plutôt. Mais c’est bien évidemment en répétant que vient l’essence de la pensée, et que se produisent les déplacements psychiques.
Dans un mystère plus lointain que l’inconscient, Alain DW fait le pari de nous étonner, et ne cesse de continuer de commencer et de recommencer. Son texte débute par la question originaire « pourquoi ? » « lorsque le langage s’empare de l’infans, de celui qui se destine à devenir parlant. « Ce pourquoi, au-delà de la curiosité et de l’étonnement, ne porte pas sur l’espoir d’une réponse, mais dans ce qui se révèle à lui dans la possibilité que ses parents n’aient ni la réponse, ni le savoir » Ce désir d’inespéré, l’auteur l’appelle le désir x, et c’est ce déploiement qu’il questionne. Viennent au fil du texte des éclaircissements précieux sur le cheminement de la pensée lacanienne, l’invention du réel, la notion de jouissance autre, celle qui se révèle, différente de la jouissance qui se dévoile dans les effets du langage et de l’inconscient.
Il revient et établit ainsi le lien avec ce qui est une des trouvailles centrale de « Lila et la lumière de Vermeer ». Ce que révèle l’inouï de la note musicale, l’invisible de la tache de couleur du peintre, et l’impondérable du pas de deux du danseur, qui reste un bien bel énoncé. Bien que parfois très ardue sur le plan théorique, l’écriture ne s’éloigne que parfois de la clinique pour mieux y revenir, notamment autour de l’inefficacité du mot dans certains délires, là où la résonance musicale produit un effet.
L’auteur tente de creuser la théorie, de la malaxer, d’en faire une pâte plus fluide, digeste, et il est sans doute inutile de tenter de tout vouloir capter pour suivre le cheminement de sa pensée, mais bien plus propice de prendre ses propres pistes à partir de celles qu’il propose.
Nous trouvons notamment une vision décalée de la pulsion, comme mouvement sans repos, poussée incessante, perçue au travers de la musique et de la danse : la psychanalyse agit par le mot. Or, dans certains délires, c’est bien le son et le rythme d’un tambour qui agissent, là où les mots sont sans effet. C’est donc un nouvel espace qui s’ouvre, souvent peu abordé dans les écrits analytiques : « la psychanalyse, qui reconnaît l’impuissance du mot à soustraire, grâce à l’interprétation, le mélancolique à son délire, n’a-t-elle pas à se poser la question suivante : si le mot ne détient pas le pouvoir d’exercer une réversibilité sur ce qui a été forclos, comment rendre compte du fait qu’un son rythmé a ce pouvoir ? »
Vient ensuite un chapitre sur le traumatisme, qui peut ramener le sujet au rang de déchet, avec l’impossibilité dès lors d’en sortir seul sans en passer par la scansion du signifiant qu’il appelle sidérant, qui dispose du « pouvoir d’indiquer qu’il existe « un ailleurs » (dritte person) vers lequel aller pour quitter la prison traumatique. » Cette question d’un au-delà permet seule d’envisager comment l’être peut ne pas se réduire à ce à quoi on l’assigne. Il cite cette phrase terrible d’Etty Hillesum qui écrivit à propos des camps nazis : « je suis auprès des affamés, des persécutés, des mourants, je suis aussi près du jasmin et de cette part de ciel bleu derrière ma fenêtre… J’ai une certitude : je trouve la vie belle, digne d’être vécue et riche de sens en dépit de tout. » C’est bien là qu’est la question : comment ce déplacement est-il parfois possible, cette chose énigmatique qui n’est pas enfermable au simple concept de sublimation. C’est d’ailleurs un peu le thème du dernier Woody Allen, « vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu. »
Dans le chapitre suivant sur « la réponse », il laisse la chance aux questions, car lorsqu’un monde perd toute complexité, toute capacité d’étonner, il cesse bien de l’être, questionnant. La vignette clinique de la femme tachée lui permet d’aborder des réflexions sur la nudité, le voilement, le dévoilement, la parole comme manifestation parlante de ce qui a disparu et s’est voilé, en passant par des questions sur des symptômes comme la peur de parler en public, de rougir, d’être mis à nu. Qu’est-ce qui différencie notamment le regard de la fascination et celui non fascinable que pourrait être celui de l’analyste ? Son cheminement dense mais clair le conduit à distinguer deux types de symptômes, les uns plutôt « freudiens », les autres plutôt « lacaniens » : ceux qui sont liés à des évènements historiques, donc interprétables et ceux qui « ne sont pas abordables par l’histoire du sujet, mais par sa structure originaire, et appelant la nomination du réel », ce qui ouvre de nombreuses perspectives de réflexion à prolonger.
Sans dévoiler la suite, l’auteur nous entraîne dans un cheminement passionnant du symptôme au sinthome, sans nous laisser dans un état de fascination hypnotique, même s’il est fort utile de s’accrocher et de ne pas avoir peur de se perdre un peu, de tomber, car « face à l’impossible, il est cependant possible qu’une autre voix prenne la parole. » Le sinthome prend les formes d’une invention de ce qui a chuté comme symptôme, ou d’un signifiant nouveau, d’une nomination du réel qui ne renvoie pas à un autre signifiant, comme « quelque chose qui va plus loin que l’inconscient. »
Juste une critique, qui tombe un peu nue (« mais de quelle nudité s’agit-il ? ») : les références mythiques et bibliques parfois très nombreuses effacent parfois la lisibilité du texte, même si elles sont sans doute un détour nécessaire à l’auteur pour élaborer sa pensée et la transmettre. Mais une telle culture déroute, amuse et transporte aussi sans pouvoir s’apprivoiser ou se maîtriser, éveillant l’originaire « pourquoi » de l’enfant qui n’attend pas forcément la réponse.
Dans le dernier chapitre, il aborde le lien à nos différents héritages culturels, bibliques, grecs et chrétiens, mais aussi d’ordre politique depuis le siècle des lumières. Il traduit la contradiction entre l’enjeu des traditions et celui des lumières, et fait un parallèle avec le fameux « Wo es war soll ich werden » freudien. « là où c’était, j’ai à devenir. » Il établit des passerelles avec la question de la liberté qui se pose pour tout un chacun devant ce qui devient possible, et peut s’entrevoir aussi dans une cure analytique :
« Si l’angoisse est possible, c’est que l’expérience de liberté qui s’ouvre quand il n’y a plus de culpabilité est l’occasion d’une crainte radicale. Devant quoi ? Devant la possibilité offerte au sujet de procréer une existence nouvelle et de voir jaillir le mystère de ce qu’il y a de plus réel chez l’humain. L’énigme d’une telle expérience est que le sujet humain peut être plus effrayé par l’appel à dire oui au droit d’exister que par l’injonction mortifère de lui dire non »
Un livre multiple, tantôt poétique, tantôt conceptuel, parfois trop, oserais-je, mais sans doute faut-il aussi laisser de côté cette résistance bien commune, un livre très clinique aussi, musical, qui suit la cadence des pensées de celui qui écrit et nous entraîne dans son désir de partager et de transmettre.