Psychanalyse et (ou) action politique

Depuis déjà quelques décennies les psychanalystes ont relevé une évolution dans la manière dont s’exprime la souffrance des sujets qu’ils reçoivent dans leurs cabinets. Les états d’angoisse, de dépression et d’addictions semblent prévaloir sur la clinique des névroses qui passait pour l’indication élective de la psychanalyse.

Cette clinique actuelle est l’expression d’une difficulté à pouvoir penser l’absence de l’objet et encore plus son deuil. Elle a été imputée, par de nombreux auteurs, aux effets du développement des techno-sciences et à leur production envahissante d’objets réels ou imaginaires. Semble donc se vérifier ce que Freud avait indiqué dans la Massenpsychologie, l’incidence de l’environnement sur la condition du sujet.

Si les modalités du lien social ont une telle incidence sur le symptôme, ne devons nous pas, alors, prendre en compte un déterminisme d’ordre politique qui nous amènerait à modifier notre façon de penser la causalité psychique et l’acte analytique ? C’est ce à quoi nous invite à penser le livre de Pierre Eyguesier  intitulé Psychanalyse négative (1). L’incidence du social sur le déterminisme du symptôme nous incite donc à examiner les relations de la psychanalyse et  du politique, voire à envisager une mise en continuité de leurs champs, et à penser en quoi cela pourrait modifier la pratique des psychanalystes.

Pour contribuer à ce débat un certain nombre de remarques s’imposent que j’aborderai par les aspects historiques de la clinique, puisque Pierre Eyguesier considère : » que la névrose est une capitulation de la pensée devant la parole officielle… » d’une idéologie dominante.

HISTOIRE ET CLINIQUE
Les névroses et plus particulièrement l’hystérie ont une longue histoire. Doit-on rappeler que les premières descriptions de celle-ci, ainsi que sa « théorie psychopathologique », certes imaginaire, remontent à l’antiquité égyptienne ?  Qu’en suite, l’hystérie a subi les pratiques de l’Inquisition et ses prolongements jusqu’au XVIII ième siècle, pour redevenir au XIX ième siècle l’objet de la médecine en étant alors réduite à un phénomène d’autosuggestion, voire de simulation. Un fil parcours les avatars historiques de cette névrose, le désir de se faire entendre au delà de ses manifestations polymorphes adressées à celui qui semblait savoir. Plus précisément, la demande était  de connaître d’où le maitre détenait  le savoir qui lui conférait son autorité. Et la manière de l’interpeller n’était-il pas de faire apparaître son imposture ou son impuissance ?

Les manifestations polymorphes au cours du temps de la névrose la plus commune relèvent donc d’une interpellation des différentes expressions du discours du maitre et des formes de domination dans le social. C’est pourquoi elles ne peuvent être réduites aux formes actuelles que celles-ci prennent dans l’idéologie néo-libérale, bien que celle-ci leur donne une coloration spécifique. En effet, l’inflation de la notion de dépression dans le monde médical est apparue après que la crise économique de 1929 ait été qualifiée de dépression. Ajoutons qu’une des manifestations actuelles de l’hystérie, la fibromyalgie défie une nouvelle fois le savoir médical et peut apparaître comme un refus de fournir sa force de travail. Alors que ce qui se convertit ainsi c’est un empêchement de la possibilité de l’acte soit de maintenir le désir insatisfait.

La contribution de Marx concernant le symptôme fut de montrer sa dimension sociale et surtout son essence conflictuelle. Il est peu probable que Freud ait trouvé là son inspiration pour dépasser la conception médicale du symptôme. Elle lui est venue en acceptant de représenter l’adresse du discours de l’hystérique. Rappelons que dans un premier temps il lui attribua une cause sociale et familiale avec sa théorie de la séduction, avant d’appréhender sa complexité et plus particulièrement sa fonction de refouler le désir inconscient. C’est pourquoi le symptôme ne peut pas être réduit à un effet de la répression qu’exercerait un pouvoir familial ou social. Il est un acte du sujet. Et si celui-ci tient à son symptôme, c’est qu’il le représente et comme désir et comme modalité de séparation de l’objet. Ce que nous a appris le petit Hans, c’est aussi que le symptôme est invention, création, modalité de travail psychique pour traiter l’angoisse qui affecte un sujet à un moment de son existence.

Certains auteurs (Melman) objecteront que, précisément, la clinique de notre temps se caractérise par une disparition du symptôme au sens où les psychanalystes l’entendent, au profit de manifestations de souffrance telles l’angoisse, la dépression et les addictions. En somme le sujet, du fait de l’immixtion des objets dans sa réalité, verrait ses capacités dépassées à construire symptomatiquement une limitation à la jouissance qu’ils induisent. De fait le sujet contemporain se débattrait dans une défense incessante contre une identification à l’objet de la jouissance de l’Autre, soit d’une certaine forme de mélancolisation.

Ces constatations reflètent en effet ce que les psychanalystes sont amenés à entendre dans leurs pratiques. Ils peuvent se sentir désemparés devant des sujets qui se plaignent de leurs souffrances, de leurs conditions existentielles, sans « associer » et sans pouvoir concevoir l’existence d’une Autre scène et la dimension du transfert. Ils peuvent éviter leur désarroi en considérant que ces états ne sont pas des indications de la psychanalyse, ce qui réduirait celle-ci à un »traitement » des névroses et à la formation des analystes. Mais pour peu que la plainte ait un lieu d’écoute, la demande qui la sous-tend sera alors susceptible d’être entendue dans son aspect transférentiel. Donnant ainsi  un lieu à la répétition, dont l’interprétation pourra faire entendre la dimension de l’Autre scène et un passage à l’analyse.

Ce qui apparait dans cette évolution, c’est un déplacement de la clinique dans le sens du discours de l’hystérique, soit une production de symptômes névrotiques. Cette transformation de la clinique de la demande, du fait du désir de l’analyste, est en fait celle identifiée par Freud dans sa distinction entre névroses actuelles et psychonévroses de défense.

Ainsi la problématique du symptôme est complexe. Si l’idéologie dominante d’une époque peut déterminer son aspect manifeste, le symptôme demeure au fond une écriture du sujet, une invention, pour faire bord au réel de l’angoisse. C’est sa lecture, rendue possible par le transfert, qui peut permettre l’élaboration de modalités moins aliénantes de séparation de l’objet. Réduire le symptôme au seul effet d’une domination sociale réelle reviendrait à court-circuiter ce qu’il a de singulier et, qui plus est si l’analyste suggère au sujet que sa résolution ne consisterait qu’à rejoindre un combat collectif contre cette domination. Me revient en mémoire les pitoyables années du maoïsme en France où était asséné que la Chine de la révolution culturelle avait réglé le problème de la folie par la lecture éclairée du petit livre rouge.

POSITIONS DE L’ANALYSTE
L’éthique qui prévaut à son acte le place en position d’excentricité par rapport à quelque idéologie dominant un moment de l’histoire. Ceci ne lui confère en rien une extra-territorialité comme le montre le sort que réservent les régimes totalitaires à la psychanalyse et aux psychanalystes. Cette excentricité n’est pas une neutralité, fut-elle bienveillante, à l’égard du social et des drames de l’histoire mais une nécessité pour que puisse se manifester, pour un sujet, la dimension de l’Autre scène. Accueillir une parole singulière, la solliciter et l’entendre comme telle, comporte en soi quelque chose de subversif par rapport au discours normatif propre à tout groupe social.

Ce désir de l’analyste permet à celui qui s’adresse à lui de parler en son nom propre. Nous constatons par notre pratique que ceci a des effets dans la vie familiale et sociale des sujets. La psychanalyse a donc des effets politiques, peut être moins visibles et radicaux que ceux auxquels aspirent les vagissements des belles âmes devant la méchanceté du monde, mais plus singuliers et donc plus réels.

Cette position peut être taxée d’indifférence aux malheurs de nos semblables ou comme une reconnaissance des limites de l’acte du psychanalyste. Le psychanalyste, comme nous y invite Pierre Eyguesier, ne devrait-il pas afficher un engagement politique contre l’idéologie dominante et répressive pour apparaître aux côtés de l’analysant dans le combat contre le capitalisme ? Ce que produirait une telle posture, ce serait une identification au Moi-Idéal de l’analyste. Curieusement, on se retrouve avec les mêmes effets que ceux que Lacan, en son temps, avait stigmatisés chez les tenants de l’égo-psychologie. Pas étonnant, dans la mesure où les critiques de gauche et de droite de la psychanalyse se rejoignent en témoignant d’une méfiance vis à vis d’un Inconscient, entendu comme radicalement Autre et, de fait, ces contestations privilégient la dimension moïque  comme le dénote l’appui qu’elles prennent sur la psychologie et la philosophie.

Il me semble que notre tâche est d’abord de permettre à un sujet de se libérer de la servitude volontaire à laquelle le prédispose la névrose. Faire état de ses croyances, quelles qu’elles soient, suggère une identification au Moi-Idéal de l’analyste et fait obstacle au dénouement de la névrose de transfert qui est, rappelons-le, la visée d’une cure.

Sur le plan de la pensée politique, on peut se demander si la cause du malaise dans la civilisation peut se réduire à la dénonciation d’un pouvoir anonyme, tel le capitalisme. Marx, fin observateur, nous rappelle que le capitaliste rit. S’il rit, c’est qu’il n’est pas une entité abstraite mais un sujet. Il jouit de sa domination et de l’envie et donc de l’identification qu’il suscite chez le prolétaire devant son insatiabilité prise comme un désir sans limite. Ce qui explique non seulement qu’on le tolère, mais qu’on travaille pour lui, qu’on consomme pour lui. En bref qu’au fond de son aliénation, on s’est identifié à lui parce qu’on prend part à sa jouissance. Ce qui rend compte qu’il règne sans partage et que ça peut durer encore longtemps, au moins jusqu’à l’épuisement de cet emballement maniaque qui caractérise l’économie mondialisée.

EN GUISE DE CONCLUSION PROVISOIRE
Sans nier l’incidence d’une idéologie dominante sur la condition du sujet, il me semble que champ psychanalytique et champ politique doivent demeurer distincts dans la pratique de l’analyste. D’une part parce que l’idéologie n’affecte que l’aspect formel du symptôme, soit ses composantes imaginaires et symboliques, alors que celles du réel relève du manque de l’Autre, quelques soient ses représentations, ce que forclos toute promesse politique. D’autre part, c’est ce réel qui est l’enjeu de la fin de la cure et du dénouement de la névrose de transfert. Tout ce qui peut apparaître comme un désir particulier de l’analyste suscite l’identification du 3 ième type décrite par Freud et contrevient à la fonction opérante du désir de l’analyste sur la névrose de transfert.

Est-ce pour autant que l’analyste doive demeurer indifférent aux vicissitudes de l’histoire ? Il est clair qu’il ne peut qu’œuvrer à la transposition dans le social de ce qui fait la spécificité de sa pratique : la liberté de parler et donc de s’opposer à ce qui la menace, sans être dupe de cette notion de liberté qui consiste d’abord à prendre la mesure de ses aliénations subjectives et des répétitions qui caractérisent sa jouissance. Cette prise en compte du politique a conduit de nombreux collègues à prendre part aux mouvements d’opposition aux directives réactionnaires dans le champ de la psychiatrie. Mais il me semble que la psychanalyse représentera toujours pour un pouvoir politique quelque chose d’embarrassant, voire de menaçant dans la mesure où elle se défie de toute Weltanschauung , qui anime nécessairement le discours politique où se pointe souvent à l’horizon l’avènement d’un homme nouveau. L’histoire du XX ième siècle ne nous laisse aucun espoir sur ces paranoïas sociétales.

L’espoir ne résiderait-il pas dans l’évolution vers une maturité politique des sujets, au un par un, pour permettre un lien social qui relèverait alors du moins pire ? Les échecs des tentatives d’importation de la démocratie dans des pays où la tyrannie a sévi pendant longtemps inclinent à le penser.

QUEL AVENIR POUR LA PSYCHANALYSE ?
Les conditions de la pratique de la psychanalyse ont et ne cesserons de varier en fonction de la part attribuée à la parole dans une société donnée. Contrairement au pessimisme ambiant chez les psychanalystes, la psychanalyse, si elle demeure un accueil et une pratique de la parole répond à une nécessité propre au parlêtre et c’est ceci qui ne cesse pas de la susciter comme adresse. Puissent les psychanalystes être à la hauteur de cet enjeu dans un temps qui prête à la mélancolie du sujet.

Notes
Pierre Eyguesier, Psychanalyse négative, 2015, éditions La Lenteur.

Cliquer ici pour télécharger une copie de ce texte.