« Y a-t-il un lieu pour la psychose ? »On pourrait s’étonner que l’intitulé de ce colloque se pose encore sous la forme d’une question, parce qu’il me semble que la réponse vous a été donnée, et qu’elle n’a pas du vous satisfaire. Elle a été donné par le plus haut représentant de l’État qui, dans un contexte particulier, a laissé entendre que les lieux pour la psychose devaient être fermés, isolés du lien social, de la Cité. Il est à remarquer que ce discours répète ce que disent tous les discours politiques prétendant restaurer l’autorité de l’État et qui prônent une pratique de l’exclusion et de l’enfermement à l’égard des sujets en errance. Cette caractéristique a été mise en évidence par Michel Foucault dans son ouvrage sur l’Histoire de la folie à l’âge classique et elle nous amène à nous interroger sur la peur qui anime ces discours, au delà de leurs préoccupations électorales immédiates ? Ne serait-ce pas la peur de la folie inhérente à une conception incarnée du pouvoir où son détenteur le pense comme relevant de sa personne tel que l’illustrait le trop bien connu : »l’État c’est Moi », pour ne pas parler de ses formulations actuelles ? Cette confusion entre l’Égo et le lieu où se fonde l’autorité ignore que ce qui fait autorité c’est la tenue d’un discours qui n’élude pas le symptôme. En le nommant un tel discours permet l’acte, alors que le discours qui confond autorité et mégalomanie est amené à soutenir cette illusion par une mise en scène permanente du pouvoir. Cette remarque introductive sur le contexte social et politique met d’emblée en évidence les liens problématiques du lieu, de la parole et du pouvoir. Ces liens sont repérables dans la conception historique de la monarchie française où le roi tenait sont autorité d’être dit lieu-tenant de Dieu sur terre, qu’il faut entendre comme un tenant lieu. Cette fiction repose, comme l’avait mis en évidence Kantorowicz, sur deux corps du Roi, l’un réel et mortel, l’autre comme lieu symbolique et immortel.
Ceci nous amène à évoquer que le corps est pour tout sujet la forme par laquelle la notion de lieu prend consistance. Corps réel, dans un premier temps, comme lieu où s’éprouvent les sensations de nos besoins, plaisirs et douleurs avant même que ce corps soit représentable sous la forme de l’unité fictionnelle du stade du miroir. Cette fiction de l’image corporelle comme lieu du sujet, en induisant une problématique du dedans-dehors ou du sujet et de l’objet, pousse à la méconnaissance, comme le dit Freud dans sa Psychologie collective et analyse du Moi, que d’emblée le sujet est tributaire d’un Autre, non seulement parce que son immaturité le rend dépendant des objets du besoin, qu’il annexe fantasmatiquement à son propre corps, mais surtout parce que le langage par lequel transite ses demandes va subvertir l’objet du besoin en demande d’amour adressée à l’Autre et que le sujet au delà de sa représentation moïque par l’image corporelle va devenir un effet de cette demande.
Cette dimension cruciale de la subjectivité est mis en évidence dans le jeu de la bobine observé par Freud chez son petit-fils, séquence qui est devenue le paradigme d’un assujettissement (Bejahung) au symbolique. Rappelons qu’au delà de l’aspect phénoménal de la représentation de l’absence de la mère, ce qui est en jeu, c’est le cas de le dire, c’est la représentation de la perte de l’objet, plus exactement que cette perte devient effective dans la mesure où c’est le sujet lui même qui détache l’objet de son image corporelle. On se souvient que Freud avait noté que le jeu de l’enfant était scandé par les phonèmes Fort-Da. Ce qui éclaire d’une dimension nouvelle la séquence présence-absence de l’objet en faisant apparaître la dimension d’opposition propre au signifiant qui désormais va représenter le sujet puisqu’il nomme la séparation de l’objet, mais pas sans le signifiant antonyme. Ainsi l’identification signifiante subvertit l’attachement narcissique à l’image du corps propre complétée par l’objet du fantasme.
Pour des raisons structurelles tenant à sa dimension langagière, le sujet apparaît en exil d’un lieu qui le représenterait le plus intuitivement comme l’image du corps propre et ceci malgré qu’elle soit le support de sa notion du Moi. Cet exil suscite la nostalgie d’une identité définie et stable. Elle alimente les revendications identitaires qui assimilent un lieu pour le sujet à une terre, un sang, une race, une religion, une nationalité et pour ce qui nous concerne la raison commune. Ce qui est rejeté par ces cristallisations identitaires c’est que le lieu pour un sujet est un lieu-dit, c’est à dire un nom pour signifier son exil de la jouissance de la Chose et que ce lieu-dit est quelconque, les particularités et propriétés que nous lui attribuons sont imaginaires. Ce qui ne veut pas dire qu’elles soient inconsistantes, car l’imaginaire est une dimension déterminante de la vie des sujets, des groupes et de leur « gestion » comme en témoigne aujourd’hui la prévalence de l’image dans ce qu’il est convenu d’appeler la communication.
Nous venons d’évoquer, en fait, les paradoxes du lieu et de la parole. Il n’y a pas de lieu sans lieu-dit qui le distingue d’autres lieux et pourtant la parole nous exile de tout lieu déterminé. Il semble que nous n’ayons pas d’autres solutions que de produire des versions différentes et nouvelles de ce paradoxe et c’est ce qui est tout particulièrement à l’œuvre dans la création artistique.
Poser la question : »Y a-t-il un lieu pour la psychose ? » revient à se demander comment un sujet réputé psychotique pratique ce paradoxe du lieu et de la parole, ce qui au préalable nécessite que nous précisions les modalités du symbolique dans la psychose. Celle-ci se caractérise par le passage d’une économie du signifiant, où le sujet est représenté par un signifiant pour un autre signifiant à une économie du signe qui se manifeste sur le mode d’un signe qui lui vient de l’Autre et qui a la portée d’un impératif dans la mesure où çà lui fait signe personnellement. Cette logique du signe n’est pas spécifique à la psychose. Dans la phobie un objet du monde fait aussi signe au sujet et déclanche l’angoisse. Mais dans ce cas le signe renvoie à un signifiant refoulé, ce qui rend compte que le sujet n’est pas sans savoir que cette peur générée apparemment par un objet mondain vient de lui. Dans la psychose ce qui fait signe ne renvoie pas à un signifiant refoulé mais à un signifiant rejeté de l’inconscient et qui apparaît dans le réel sous la forme d’une hallucination. C’est le phénomène sensoriel qui donne à l’hallucination sa force de conviction. La condition subjective d’un sujet psychosé est de se sentir tel un objet voué à la jouissance de l’Autre sans limites. Le délire en donnant un sens à cette expérience vécue va constituer une solution de temporisation et de localisation des objets persécutoires qui peut dans certains cas apporter une certaine stabilisation de l’économie psychotique.
J’illustrerai la problématique du lieu pour le sujet psychosé par une situation clinique qui m’a été rapporté par un médecin généraliste et qui l’avait laissé dans l’embarras et la perplexité. Il était le médecin traitant d’un patient pour lequel avait été porté le diagnostic de schizophrénie. Celui-ci était suivi par l’équipe de secteur et son état était considéré comme stabilisé. Mais un jour, ce qui l’amena à sa consultation n’était pas une affection saisonnière ou quelques autres maux, mais une demande qui laissa notre confrère interloqué. Son patient lui demandait d’établir un certificat attestant que lui, Dr A. était son persécuteur. Passé le moment de surprise, le Dr A. s’emploie à rassurer son patient sur ses bonnes intentions à son égard, sur le fait qu’ils se connaissent depuis plusieurs années et que tout s’est toujours très bien passé entre eux ; rien ne vient entamer l’insistance de cette demande incongrue. Comme le Dr A. refuse d’établir un tel document, le patient fini par lui dire : »Eh bien, puisque vous ne voulez pas faire ce certificat, je vais le demander à votre confrère le Dr B. qui exerce dans la même localité. Il va donc consulter le Dr B. et lui demande d’établir un certificat attestant que le Dr A. est son persécuteur. Le Dr B. essaye en vain de convaincre le patient qu’il n’a aucune raison de se plaindre du Dr A. et devant son insistance il finit par établir un certificat mentionnant que le Dr A. n’est pas le persécuteur du patient. Celui-ci, muni de cette attestation retourne voir le Dr A. et lui dit, à propos du Dr B. : »Il n’y a rien compris »
Sans vouloir relever le défi de la compréhension que pouvons nous dire de cette scène de la vie d’un sujet psychosé ?
Elle illustre la nécessité pour un sujet d’avoir un lieu d’adresse, fut-il persécutoire. La localisation en un lieu des objets persécutoires est un travail du délire qui permet une limitation spatiale de l’angoisse et donc un certain soulagement.Cette localisation n’est pas quelconque, ne s’adresse pas à la cantonade, mais à un médecin qui soigne les corps et soulage la douleur. De plus une certaine familiarité s’était établit entre eux et chacun a entendu résonner le per de (père)sécuteur. L’insistance du patient à faire reconnaître par l’Autre ce qu’il vit en le nommant éclaire la situation subjective des patients psychosés lorsqu’ils évoquent le vécu persécutoire de leurs hallucinations. Ils se disent en proie à des abus sans limites spatiales ou temporelles d’un Autre qui jouit d’eux sans merci ni reconnaissance. Le caractère illimité de cette jouissance de l’Autre qui est ressenti comme angoisse et douleur évoque une excitation permanente des zones érogènes par des objets hallucinés et non détachés de celles-ci. On comprend dès lors que de localiser ces objets persécutoires en un lieu-dit, en l’occurrence le Dr A., a un effet séparateur qui a une fonction anxiolytique. Mais, ce lieu dans la psychose reste précaire comme en témoigne cette nécessité d’avoir d’une part un assentiment de l’Autre et surtout un document écrit comme si la fonction de la parole avait une consistance incertaine et insuffisante. En fait, ce lieu de localisation des objets persécutoires n’est pas un lieu-dit, au sens d’une détermination symbolique, mais plutôt une suppléance imaginaire reposant sur la présence d’une personne. Ce qui rend compte de l’effet souvent ravageant des ruptures ou interruptions de soins pour ces sujets.
Cette scène amène une autre remarque à propos de l’allégation que le Dr B. : »N’y aurait rien compris ». Ce n’est pas parce qu’il n’a pas répondu exactement à la demande du patient qu’il n’y a rien compris. Il me semble au contraire que d’avoir établit un certificat où figurait le nom du Dr A. et le mot persécuteur négativé était une trouvaille de son savoir inconscient. En effet, cette formulation négative implique la reconnaissance de l’existence potentielle d’une affirmation et introduit ainsi une signification en suspens, voir énigmatique. Quand on connaît les effets souvent ravageants des assertions, mêmes les mieux intentionnées, pour les sujets psychosés, la formulation du Dr B. apparaît plutôt de bon aloi.
On aura aussi deviné que le scénario persécutoire construit par ce patient relève de ce qu’il est convenu d’appeler un transfert latéral. En déplaçant sur son médecin généraliste ses objets persécutoires, il soulageait la relation avec son psychiatre de ceux-ci et pouvait avoir avec celui-ci une relation moins angoissante.
Cet aspect nous amène à évoquer la question du transfert dans la psychose et de son maniement pour une psychanalyse possible du sujet psychosé. Nous avons au préalable à considérer la position de Freud. Celui-ci nous rappelant que le ressort de l’efficience de la psychanalyse repose sur l’analyse du transfert, or les psychoses du fait de leur fixation narcissique ne peuvent développer un transfert semblable à celui des névrosés, donc il y aurait une impossibilité à la psychanalyse des psychoses. Il convient d’ajouter selon une conception de la psychanalyse dont le paradigme serait la cure-type des névrosés. Cette mise en garde de Freud n’a pas empêchée, depuis les débuts de la psychanalyse, que des analystes tentent de soutenir une psychanalyse possible des psychoses, et ce avec des orientations très diverses qui ne seront pas développées ici. Retenons cependant, comme l’illustre la situation clinique sus évoquée qu’il y a du transfert dans la psychose, distinct du transfert du névrosé et qu’on peut qualifier de psychose de transfert. L’analyse de ce transfert est-il susceptible d’avoir un effet curateur de la structure psychotique ? C’est le pari soutenu par l’école anglaise de psychanalyse et plus particulièrement par H.Rosenfeld. Ces auteurs affirment qu’une analyse de la psychose de transfert est possible en s’appuyant sur la partie saine du Moi et qu’elle vise à ce que cette psychoses de transfert n’évolue pas sur le mode d’un transfert délirant de type érotomaniaque. La réduction de cette psychose de transfert, c’est à dire de sa dimension persécutoire amènerait le sujet à une position dépressive de deuil de la mégalomanie narcissique et de l’acceptation de sa dépendance infantile sous forme de la demande d’amour.
Le mérite de ces auteurs est d’avoir soutenu une orientation psychanalytique au traitement des psychoses, mais quand on examine leur thèses et leur pratique à partir de leurs communications on est amené à se poser certaines questions. Peut-on soutenir la notion d’une partie saine du Moi qui pourrait demeurer sur le mode du Moi autonome hors conflit psychique quand on sait depuis l’article de Freud sur le narcissisme que le Moi est pris comme objet par le ça ? Peut-on être assuré qu’une référence à la réalité soit un appui suffisamment solide pour que la psychoses de transfert n’évolue pas sur un mode érotomaniaque ? Par ailleurs l’analyse du transfert par ces auteurs privilégie une prise de conscience de la projection des objets persécutoires sur le corps de l’analyste en mettant en évidence leur caractère anachronique. Cette modalité, plus particulièrement, semble témoigner que ce qui est soumis à l’analyse relève de la dimension imaginaire, ce qui rendrait compte du peu d’impact structurel de leur pratique quelques soient ses mérites. Le fait qu’une pratique de l’analyse avec les psychosés semble n’avoir que des incidences sur la dimension imaginaire, et ça n’est pas rien, n’est pas pour nous surprendre dans la mesure où la dimension du symbolique est carante. On peut donc se demander sur quelle modalité s’appuyer pour soutenir une orientation analytique dans le traitement des psychoses dans la mesure où l’analyse du transfert délirant semble voué à une impasse ?. Impasse qu’on aurait pu anticiper dans la mesure où le délire étant une tentative de guérison méritait de ne pas être abordé avec l’ambition de le réduire d’emblée.
Ce point d’appui est le Réel, qui n’est pas, bien entendu, la réalité, mais ce qui se manifeste dans la répétition comme ce qui revient toujours à la même place. La répétition est introduite par le dispositif analytique ne serait-ce par la répétition des séances. Rappelons que Schreber au décours d’un épisode confuso-délirant note qu’il retrouve le monde tel qu’il le percevait auparavant et que ceci l’amène à se questionner sur la consistance de ce qu’il vient de vivre. La visée d’une psychanalyse des psychoses est que le sujet puisse penser la dimension d’une réalité psychique. C’est ce qui peut s’entendre quand la permanence du dispositif vient heurter les interprétations délirantes dont il est l’objet. Il ne s’agit pas ici d’invoquer un effet de l’évidence de la réalité qui viendrait démentir quelques construction délirante, puisqu’on sait que cette voie est peu opérante dans la psychose, mais plutôt de considérer l’effet de perplexité induit par l’énonciation de la succession de versions différentes de la réalité qui introduit la dimension du temps et donc un certain suspend dans la tendance à la précipitation de la signification.
L’incidence du réel, comme ce qui revient toujours à la même place, se manifeste dans la psychose par une prise en compte de la répétition aussi bien lors de passages à l’acte que des traits qui insistent dans diverses formations délirantes. Ces répétitions peuvent donner lieu à des remémorations de l’histoire du sujet qui ont une incidence sur le contenu du délire. Là encore ce qui est progrédient c’est davantage l’introduction de la dimension temporelle, plus que la particularité de ce qui a été remémoré.
Ces modalités où le réel vient ébranler la signification figée qui caractérise le délire et que ceci puisse être énoncé par le sujet produit un mieux savoir y faire avec sa psychose. Dans certains cas une possibilité sublimatoire vient traiter autrement les signifiants du délire et leur donner un peu de jeu.
Un tel cheminement implique qu’une rencontre ait eu lieu, entre un sujet psychosé et un autre préposé à l’entendre et c’est cela qui fait lieu pour un sujet à venir. Cela ne peut pas se prescrire comme un traitement, car cela demande un engagement de part et d’autre qui excède la fonction soignante propre à une institution. Cela requit aussi que la psychose ne soit pas réduite à une maladie ou un handicap mais que sa dimension de solution existentielle pour un sujet soit reconnue, quelques soient ses impasses et ses souffrances. Le symptôme psychotique et névrotique représente le sujet pour un signifiant refoulé ou rejeté dans le réel. Il est un lieu pour le sujet privé d’une part qu’il va tenter de retrouver dans l’Autre. En fonction de la réponse de celui-ci et d’une hypothétique rencontre, l’errance peut se transformer en exil. En d’autres termes un lieu pour le sujet qu’il soit psychosé ou non relève d’une fiction comme temps préliminaire à son déplacement. Cette fiction nécessaire peut revêtir la forme d’une institution de soin pour peu que celle-ci privilégie des possibilités de rencontres singulières ayant une certaine durée afin que l’aliénation psychotique puisse se penser autrement.