À propos du roman « La musique » de Yukio Mishima

Albert Maître – Septembre 2020

UN CONTEXTE

Ce roman est paru en 1965, soit 20 ans après la capitulation du Japon, dans un pays qui s’est relevé de ses ruines et qui est en passe de devenir une puissance industrielle majeure, allant de pair avec l’ouverture du Japon sur le monde occidental. Cela n’allait pas sans bouleverser la tradition et plus particulièrement la place et la fonction de l’empereur dans la société nippone déjà entamée lors de la capitulation de 1945. Cette faillite d’un ordre patriarcal devait avoir des incidences sur la condition subjective et plus particulièrement sur l’émancipation des femmes.

Leur corps allait porter témoignage, sur le mode de l’hystérie, de cette difficulté à concilier l’attachement au père et la possibilité d’une jouissance autre, plus spécifiquement féminine. Toutes proportions gardées, la situation subjective des femmes japonaises n’était pas sans faire écho à celle que pouvaient vivre les femmes à Vienne et en Occident à la fin du XIXème siècle. L’essor de la science avait rendu caduque l’autorité paternelle en mettant fin à l’hégémonie du théologico-politique, mais la rigidité des normes sociales établies ne permettait pas encore aux femmes d’accéder à d’autres perspectives que celle de la maternité. À Vienne déjà, le corps des femmes exprimait par l’expression hystérique le conflit entre l’attachement au père et l’émancipation. Situation illustrée par les cas cliniques de Freud où insiste la figure de la jeune fille déchirée entre ses aspirations à une vie amoureuse et sa fidélité au père (cf. Élisabeth von R.). L’hystérie apparaitrait alors, lorsqu’elle prend une extension sociétale au-delà des problématiques individuelles, comme un mode d’expression de la difficulté de la reconnaissance sociale de l’émancipation féminine.

LA MUSIQUE DANS L’ŒUVRE DE MISHIMA

Mais revenons à Mishima, il avait écrit l’année précédente l’École de la chair. Ce roman avait connu un succès commercial, ce qui n’avait pas été le cas de ses dernières productions. Il y traitait des vicissitudes d’une relation aliénante entre une femme dominante et un jeune homme dans laquelle on peut y entendre une tentative de remise en jeu de ce qu’il a pu vivre avec sa grand-mère.

En 1965 Mishima atteint la quarantaine et semble déjà affecté par l’incidence de l’âge sur son corps, comme si cet effet entamait ses capacités de séduction sur l’Autre et signait les limites voire la fin de la mascarade. On peut dès lors comprendre qu’il se soit intéressé et se soit identifié à la problématique de l’hystérie qui oscille entre mascarade et dépression et qui exprime dans son corps son manque à être.

En bref, Mishima fait sienne la problématique de l’hystérie. Elle ne pouvait pas, semble-t-il, se poser dans le cadre de la culture japonaise et de son lien social. C’est donc vers ce qu’a produit la culture occidentale à Vienne à la fin du XIX ème siècle que Mishima va se tourner pour tenter de dénouer dans cet ouvrage ce qui le travaille : la question d’une jouissance autre que phallique et d’une jouissance qui ne se réduirait pas au sacrifice masochique.

LE RÉCIT

Reprenons ce récit, un psychanalyste reçoit une jeune femme, Reiko. Avec difficulté elle parvient à évoquer une frigidité pointant sous la plainte de ne plus entendre « la musique ». D’emblée cette plainte apparait équivoque dans la mesure où la patiente semble tenir à son symptôme. L’analyste intervient en lui signifiant qu’elle n’a pas envie de guérir (p.83), ce que reconnait l’analysante. Cette intervention suscite la remémoration d’une scène primitive entre sa tante et son frère observée quand elle était petite fille lors d’un séjour en vacances. Lequel frère, par ailleurs, s’était livré sur elle à des attouchements sexuels quand elle avait 9 ans qui lui révélèrent son corps comme lieu de la jouissance. Pour l’analyste cette frigidité s’expliquerait par une confusion inconsciente entre ce frère et son ami actuel Ryuïchi.

Le traitement va s’interrompre car Reiko veut se rendre au chevet de l’homme que sa famille lui avait choisit comme fiancé et qui est atteint d’un cancer du foie en phase terminale. Cet empressement est étrange car cet homme l’avait violé, mais paradoxalement le revoir suscite chez elle une jouissance inédite : » au contact de cet homme pitoyable j’ai senti fondre en moi quelque chose qui avait la dureté d’un cristal noir » (p. 115) ; «  en touchant sa main décharnée mon corps a été parcouru par un frisson qui n’avait rien de désagréable… au point que l’odeur fétide qu’il dégageait se transformait en effluves mystiques…elle se voyait dans son regard comme une sainte auréolée de lumière… devant cet homme, qui fut pourtant son violeur, mais maintenant réduit à l’état d’un nourrisson sans défense, » j’ai entendu la musique » nous dit-elle.

L’analyste, le Dr Shiomi, est un peu surpris et frustré par cette « guérison » apparente dont il n’est pas l’agent. Le savoir semble surgir chez son analysante et ceci semble déterminer chez lui un renversement du transfert (puisque celui ou celle à qui l’on prête un savoir on l’aime) au point qu’il tombe amoureux de Reiko dont le visage va apparaitre en surimposition, évoquant la sainte Thérèse du Bernin, pendant qu’il fait l’amour avec Akémi qui est sa secrétaire et infirmière mais aussi amante dont il use sans   éprouver d’engagement à son égard. (p.127) (cf. le ravalement de l’objet dans la vie amoureuse)

Reiko poursuit : » même à sa mort, l’idée de se séparer de lui m’était insupportable parce que j’éprouvais des sensations si délicieuses que j’ai cru défaillir, j’entendais la musique de toutes part ». (p.139) Pour que je conserve ce sentiment il faudrait que quelqu’un d’autre accepte de souffrir et de mourir pour moi. (p.140) (n’est-ce pas le fantasme qui va organiser le passage à l’acte suicidaire de Mishima ? soit que la jouissance de l’Autre signerait son existence.)

Implicitement Reiko semble avoir perçu ce renversement du transfert au point qu’elle propose à son analyste de partir en voyage avec elle. Demande qui n’est pas sans effet sur Shiomi qui nous rapporte que « son cœur a frissoné de joie ». (p.145) Cependant son éthique analytique l’empêche d’accepter cette proposition. Mais, celle-ci ou plutôt son évitement se transforme en jalousie : « elle va partir avec un autre homme ». Sous prétexte de lui apporter un livre, dont le titre est évocateur : les femmes et la psychanalyse, qu’il faut entendre plutôt comme le psychanalyste et la question du féminin, il se rend à la gare pour lui dire au revoir et vérifier qu’il n’est pas supplanté.

Reiko fait part de ses interrogations sur le bonheur et après avoir gouté à « la musique » il lui apparait que celui procuré par la vie sexuelle (la jouissance phallique ?) est vain et dénué de sens (p.159). Dans la villégiature où elle séjourne, en proie à un vécu mélancolique, elle aperçoit et s’identifie à un jeune homme, tout de noir vêtu, planté au bord d’une falaise dans une attitude qui lui semble animée de velléités suicidaires. Elle l’aborde et une relation se noue qui va révéler que ce jeune homme est impuissant, ce qui n’empêche pas la constitution d’un couple amoureux noué autour de la symétrie de leurs symptômes. Reiko y trouve une protection rassurante à l’égard d’un fantasme de viol du fait de l’impotence de son fiancé. Notre jeune homme, lui, va se trouver ragaillardi par une femme qui ne lui demande rien et donc lui permet de la désirer, ce qui lui fait retrouver sa virilité. Cette nouvelle situation modifie l’équilibre de la relation amoureuse. Réiko se met à craindre que Hanaï puisse séduire d’autres femmes, à tort car celui-ci se retrouve à nouveau impuissant dès lors qu’il s’y aventure. Vérifiant par-là que c’est le fantasme d’omnipotence phallique qui est sous-jacent à l’impuissance.

Ces péripéties de la vie amoureuse ne sont pas sans effets sur Réiko, ainsi elle se souvient, enfant, avoir vu et avoir été impressionnée par le sexe de son père, puis elle se remémore des jeux avec une paire de ciseaux et des pensées contrastées qu’ils suscitaient. Ils n’avaient « rien » entre leurs jambes, mais auraient pu trancher le sexe d’un homme tel qu’il pourrait apparaitre dans un fantasme de viol.

Ces pensées produisent une association chez l’analyste qui lui demande si elle avait revu ce frère qui l’avait initié au plaisir de la chair et qui depuis plusieurs années avait disparu. L’intuition de Shiomi se confirme, elle ne disait pas tout, elle avait revu ce frère qui vivait dans les bas-fonds de Tokyo et lors de cette visite la compagne de celui-ci avait surgi en état d’ivresse et la prenant pour une maitresse de son compagnon avait laissé s’exprimer sa jalousie avec violence. Ne croyant pas aux dénégations du frère de Reiko, elle lance à celui-ci le défi de faire l’amour avec Reiko devant elle, en supposant probablement qu’il ne pourrait pas le faire si Reiko était vraiment sa sœur. Mais celui-ci, alcoolisé, passe à l’acte. Au-delà de l’horreur éprouvée se dégage un sentiment de cérémonie sacrée induite par cette « étrange adoration qui l’entrainait vers lui ». (p.259) Cette transgression l’amenait « dans un monde indépendant de la société des hommes… » le monde menaçant des choses » (dès lors qu’il y a transgression de l’ordre symbolique). Elle y retrouvait ce qu’elle avait éprouvé et qui lui avait été révélé par les attouchements de son frère quand elle avait 9 ans. Ce qui implique, déjà, un vécu de transgression et non celui d’une victime subissant passivement une agression.

L’analyste est mis en position de voyeur par ce récit ; sur le mode de la dénégation il dit n’éprouver aucune jalousie (p.273), mais il passe à l’acte en fréquentant « en ami » Reiko et Ryuïchi. Il en arrive à penser que seule une intervention dans la réalité pourrait délivrer cette jeune femme de l’emprise de ce lien incestueux avec son frère. Il les entraine ainsi avec Akémi à la recherche de ce frère dans les bas-fond de Tokyo où le quatuor parvient à le retrouver.  C’est un homme misérable qu’ils rencontrent. Il porte un enfant dans ses bras et le garde pendant que sa compagne se prostitue pour assurer leur subsistance. La rencontre est tendue. Reiko s’apitoie sur l’enfant souffreteux et en parlant commet un lapsus. Alors qu’elle voulait évoquer la mère de l’enfant, c’est l’expression « petite sœur » qui lui vient et qui signe la persistance du lien incestueux.

Comme dans les films policiers à énigme, notre analyste fond sur ce lapsus pour nous asséner la vérité inavouée du désir de Reiko : avoir un enfant de son frère, désir inclus dans le fait d’avoir craint d’être enceinte de ses œuvres.

L’analyste interprète sa frigidité comme une défense contre la peur de tomber enceinte, ce qui serait un rappel de la même crainte suscitée par le passage à l’acte de son frère mais qui ainsi le répète. Le désir d’avoir un enfant de lui se renverse dans le fantasme de le porter comme un enfant, réalisant ainsi une identification à la Vierge Marie. Le sacré venant donner des habits respectables au désir d’en avoir un, avec toute l’ambiguïté de cette expression. La transgression se trouvant en quelque sorte légitimée par le commandement divin (cf. l’annonciation où la fécondation s’effectue par le message divin)

Shiomi estime que cette confrontation à la réalité, à savoir que cet enfant dans les bras de son frère n’est pas le sien, va mettre fin à la toute-puissance du fantasme et la libèrera de son attachement à son frère. Dès lors, il peut donner sa bénédiction au couple qu’elle forme avec Ryuïchi (on remarquera qu’ainsi il se substitue à Dieu), lequel ne manque pas de lui faire savoir que pour Reiko la musique ne s’interrompt plus.

REMARQUES

Ce roman peut être abordé d’un point de vue critique par l’idée que son auteur se fait de la psychanalyse et nous pourrions débattre de ses interventions y compris de ses passages à l’acte. Reconnaissons-lui cependant une certaine finesse dans la mise en scène de ce qui peut faire dévier un analyste de sa fonction et d’autre part accordons lui le mérite d’ouvrir pour nous la discussion sur l’incidence de l’épreuve de la réalité sur la répétition du fantasme.

Mais c’est vers un autre débat que je m’orienterai, celui qui est mis au travail dans ce roman et qui se confond avec ce que Mishima tente de faire entendre de sa propre condition subjective. De même que Flaubert pouvait dire que Mme Bovary c’est moi, Mishima nous dit à propos du personnage de l’analyste : » notre subjectivité finit par se confondre avec celle du patient au point d’avoir éprouvé ce que peut ressentir une femme frigide » (p.314) Ainsi, ce qui semble à l’œuvre dans ce roman c’est une interrogation sur le désir et la jouissance féminine. Si Mishima nous dit l’avoir éprouvé, c’est bien à partir d’une position identificatoire où l’objet à séduire, à aimer et en être aimé est l’homme. Mais ne nous précipitons pas sur la dimension homosexuelle qui affleure là ou plutôt tentons d’examiner ce qu’elle implique au-delà. Partons de ce qui a eu un effet de révélation pour lui le jour où, encore enfant, il tombe sur la reproduction d’un tableau de Guido Réni : le martyr de Saint-Sébastien dont il partage la jouissance. Mais de quoi jouit ce martyr ? Serait-ce d’être pénétré par des flèches dont on sait qu’elles peuvent émaner de l’arc de Cupidon ? Serait-ce de la douleur ressentie quand on sait que douleur et jouissance peuvent se côtoyer alimentant ainsi une version masochiste ? ne serait-ce pas plutôt d’une identification à la passion du Christ ? Non pas au Christ en tant qu’homme, mais au Christ en tant qu’habité par une grâce divine induisant une Autre jouissance que celle commune aux humains et qui se dit dans le fameux « nolli me tangere ». Alors que la jouissance phallique est limitée par la détumescence et l’angoisse de castration. Nous retrouvons cette jouissance dans le témoignage des mystiques dont la sculpture de Sainte-Thérèse du Bernin nous fait entendre « la musique ».

Mais si le mystique ne délire pas, c’est parce qu’il demeure aussi dans une problématique propre à l’ordre phallique ne serait-ce que dans la transmission de son expérience et sa demande de reconnaissance par une institution religieuse.

Chez Mishima cette jouissance narcissique semble ne pas disposer de cette limite, aussi fait-il appel à l’immonde, à l’immondice, pour border les effluves de la sainteté et du sacré et éviter ainsi une issue délirante. C’est ce qu’illustre Reiko quand elle nous dit l’avoir découverte auprès de son fiancé agonisant. Cette contiguïté avec l’immonde devient l’indice du sacré, de l’accession à une jouissance habituellement inaccessible au commun des mortels et qui se confond avec l’amour divin.

Il y a là un fil qui traverse l’œuvre et la vie de Mishima et qui met en scène une demande de reconnaissance de son identification dans le désir de restaurer le caractère sacré de l’empereur en se faisant martyr de cette cause.

Il est probable que ce destin tragique ait ses racines dans la place qu’il a occupé au près de sa grand-mère folle le vouant, déjà, à réincarner les vertus samouraï. Peut être qu’un prix Nobel aurait pu lui tenir lieu d’un étayage et d’une reconnaissance qui lui aurait évité de recourir au sacrifice dans le réel, mais il arriva trop tôt dans le mouvement de la reconnaissance internationale des lettres japonaises.

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