Une expérience sans projet. Entre la cure et la passe.


Quel est le souci d’un psychanalyste et qu’est-ce qu’une analyse?
Si c’est une expérience de parole, si c’est un espace, un lieu de parole, alors on peut dire qu’une analyse est une expérience sans projet, un voyage dans le langage de l’inconscient.
Une expérience sans projet, c’est-à-dire non centrée sur une thérapie et un diagnostic, une expérience qui peut se terminer et qui, si elle a peut-être fonctionné, invite son sujet à vouloir en témoigner dans une passe, où il pourra exprimer l’adoption d’une éthique personnelle.
Lacan a écrit :

Bien averti par Freud de regarder de près aux effets dans son expérience de ce dont le terme de furor sanandi annonce assez le danger, il ne tient pas tellement au bout du. compte à en donner les apparences.
S’il admet donc la guérison comme bénéfice de surcroît de la cure psychanalytique, il se garde de tout abus du désir de guérir, et ceci si habituellement qu’au seul fait qu’une innovation s’y motive, il s’inquiète en son for intérieur, voire réagit au for du groupe par la question automatique à s’ériger d’un : si l’on est encore là dans la psychanalyse.

Maintenant, bien que nous ne puissions qu’être respectueux face au génie de Lacan,nous devons malheureusement noter que depuis sa mort, au jour d’aujourd’hui, une grande partie de la scène de notre contemporanéité s’est modifié, si bien que l’image même de la psychanalyse a changé de perspective quand se profile aujourd’hui une demande de cure.
La réflexion en Italie, telle qu’elle est menée à l’Ordre national des psychologues, vient demander à ses professionnels d’occuper leur espace et leur lieu de travail, en s’immiscant dans chaque partie de la vie de l’individu. Certes cela peut passer pour un tentative d’avoir le souci de contribuer à la facilité du citoyen dans notre contemporanéité, mais cela ne va pas sans nous donner, en même temps, l’occasion d’entrevoir les prémisses sur lesquelles se fondent ces propositions à savoir : d’une
part, la reconnaissance que nous vivons dans un environnement social très
perturbant – auquel l’individu a du mal à se confronter – et, d’autre part, que la seule option possible devrait être la médicalisation poussée des besoins de la personne.
Dans ce scénario, qui n’est qu’un autre moment de réflexion ultérieure pour la psychologie italienne, nous constatons que même les psychanalystes italiens, désormais obligatoirement psychothérapeutes, de par la loi, ont adopté ce trait comme le leur, car ils ont appris à quitter leur position d’écoutant pour se soumettre au paradigme du diagnostic dans une thérapie visant la guérison.
Même si certains d’entre nous ont proposé d’opposer une certaine résistance à cette dérive d’aujourd’hui, nous ne pouvons pas être à l’abri car nous nous sommes contraints à soutenir fièrement une position apparemment orthodoxe. Mais, si nous ne voulons pas nous retrouver hors la loi pour l’État italien et donc devenir potentiellement la cible du jugement des magistrats – et des tribunaux – nous avons dû nous inclinés au risque de tomber dans le piège d’une position ambiguë : celle de nous soumettre à la loi en continuant de croire ensuite que nous étions libres dans notre pratique.
En cela, cependant, nous ne nous retrouvons pas loin d’autres collègues, apparemment mieux lotis sur le plan juridique, je veux parler de nos amis d’outre- Alpes, qui, si on lit ce qui a été écrit dans le Libération du 7 février 2020 dans un entretien avec Elisabeth Roudinesco, apparaissent eux-mêmes en proie à la position de la chauve-souris de la fable de La Fontaine citée par Lacan dans Variantes de la cure type.

Nous ne citerons pas cet entretien, auquel vous pourrez vous référer par ailleurs, pour ne pas donner l’impression que nous serions d’accord avec elle. Mais il nous paraît opportun de reprendre quelques traits de sa réflexion qui dénotent qu’elle a abandonné une position où la psychanalyse se présenterait encore comme maîtresse d’elle-même ayant ses fins propres. Elle en vient ouvertement à embrasser l’idée d’une psychanalyse psychothérapeutique, bien qu’atténuant la portée de cette défaite, en proclamant qu’elle resterait liée à toutes les sciences humaines. À partir de sa réflexion, il est néanmoins possible de constater qu’ayant identifié les points de crise, elle s’en tient à une position platement pragmatique et confirme donc la crise même de la discipline qui fait face à nouveau au Janus-bifrons de toujours.
Loin de partager sa position qui se présente comme apportant une solution, nous nous sentons cependant interrogés, précisément de l’autre côté des Alpes, par le fait qu’elle dévoile aussi crument la crise de la psychanalyse dans notre monde contemporain.
Notre réflexion, ici, devra porter sur la voie à suivre, partagés que nous sommes entre l’adhésion totale à l’idée d’une psychanalyse psychothérapeutique et l’adoption d’une « psychanalyse de chauve-souris », qui s’adapterait au malentendu d’avoir à se présenter tour à tour comme « souris ou oiseau », confrontée de plus en plus qu’elle sera à la belette de service.

La Chauve-Souris et les deux Belettes
Une chauve-souris donna tête baissée
Dans un nid de Belette ; et sitôt qu’elle y fut,
L’autre, envers les souris de longtemps courroucée,
Pour la dévorer accourut.
« Quoi ! vous osez, dit-elle, à mes yeux vous produire,
Après que votre race a tâché de me nuire !
N’êtes-vous pas souris ? Parlez sans fiction.
Oui, vous l’êtes, ou bien je ne suis pas Belette.
— Pardonnez-moi, dit la pauvrette,
Ce n’est pas ma profession.
Moi, Souris ! Des méchants vous ont dit ces nouvelles.
Grâce à l’auteur de l’Univers,
Je suis oiseau ; voyez mes ailes :
Vive la gent qui fend les airs! »
Sa raison plut, et sembla bonne,
Elle fait si bien qu’on lui donne
Liberté de se retirer.
Deux jours après, notre étourdie
Aveuglement va se fourrer
Chez une autre Belette aux Oiseaux ennemie.
La voilà derechef en danger de sa vie.
La Dame du logis avec un long museau
S’en allait la croquer en qualité d’oiseau,
Quand elle protesta qu’on lui faisait outrage :
« Moi, pour telle passer ? Vous n’y regardez pas.
Qui fait l’oiseau ? c’est le plumage.
Je suis souris : vivent les Rats !
Jupiter confonde les Chats ! »
Par cette adroite répartie
Elle sauva deux fois sa vie.
Plusieurs se sont trouvés qui d’écharpes changeants,
Aux dangers, ainsi qu’elle, ont souvent fait la figue.
Le Sage dit, selon les gens :
« Vive le roi ! vive la ligue ! »

Certes, nous voilà confrontés à une position de lucidité pragmatique, la même qui domine l’esprit d’Antigone quand, à la fin de sa phrase, elle se voit illuminée par le doute:

Vivant je descends
Aux fossés des enfers. Quelle justice
Des Dieux ai-je violée ? Mais les yeux dans le noir
Je me retourne encore, misérable que je suis.
Quel allié invoquerai-je, si je me vois souillée

d’un tache d’impiété, pieuse comme je suis ?

Que reste-t-il alors de la position de l’éthique de la psychanalyse?
S’il existe une éthique de la psychanalyse – la question se pose – c’est parce que d’une manière ou d’une autre, si petite soit-elle, l’analyse apporte quelque chose qui est une mesure de notre action – ou l’exige simplement (Notre traduction du texte publié en italien du Séminaire VII de Lacan ).
S’il y a une éthique de la psychanalyse – la question se pose – c’est précisément pour autant qu’en quelque façon, si peu que ce soit, l’analyse peut nous apporter quelque chose, ou simplement le prétend, qui se pose comme mesure de notre action (texte pris par le site valas.fr)

Reportons-nous maintenant à la lecture que nous pouvons faire des actes du séminaire sur la passe de l’Inter-Associatif Européen de Psychanalyse des 1er et 2 décembre 2018, Une passe réinventée pour la transmission de la psychanalyse.

On y lit, en page 13 de ces Actes, soit : à l’ouverture des travaux du Séminaire:
Si le dispositif a évolué (la passe NdR), les demandes ont fait de même. Certes, des demandes se situent encore dans le cours du passage à la pratique analytique, mais la plupart s’effectuent à distance de celui-ci, comme s’il demeurait un questionnement sur la conclusion d’une analyse, la passe étant le lieu choisi pour son effectuation.
Mais ce qui reste commun à la variété des demandes, c’est le travail de la passe avec ses effets de passage au public, fondant ainsi une expérience d’appartenance à la communauté des analystes et une implication dans la transmission de la psychanalyse.


Nous n’avons pas la présomption d’avoir dit quoi que ce soit de concluant, mais croyons avoir soulevé ici des questions auxquelles nous sommes tous appelés à répondre, parce que c’est notre pratique qui nous y contraint, sachant très bien qu’il n’y a pas de bonne réponse, mais comprenant que chaque réponse reflète la position de chacun pris individuellement, mais offre aussi bien un élément de perspective qui a des implications importantes pour ce qui est de l’idée de la transmission de la psychanalyse et de la possible continuation de sa pratique.

Se mettre au clair et le faire avec d’autres est toujours un acte important.

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